— Je vous présente le camarade Navotny, dit « punaise rouge », eut la force de dire Grelsky. Cet avorton avait juré d’avoir de l’avancement. Il en a.
Il tira violemment sur le pardessus du mort. Le tissu se déchira jusqu’à la poche et un petit objet métallique tomba par terre, glissant sous la voiture. Malko s’accroupit aussitôt et parvint à le ramener au bout des doigts. Il le prit dans le creux de la main et le porta à son oreille : un très léger bourdonnement sortait du cube d’acier. Comme si une mouche avait été enfermée à l’intérieur. C’était un poste radio émetteur-récepteur miniaturisé.
— Regardez ce qu’il avait sur lui, dit Malko.
Grelsky se retourna vivement et prit l’appareil entre ses énormes doigts. Il se mit à jurer effroyablement. En polonais et en allemand. Jetant l’émetteur à terre, il le piétina et envoya les débris sous la voiture.
Ses yeux injectés de sang étaient pleins d’une haine animale. Sa bouche se tordit en un rictus :
— Eh bien, voilà une seconde surprise ! Etaient-ils à l’écoute ou non ? Malko ne répondit pas. Il regardait le cadavre étendu par terre. C’était un homme petit et malingre, mort de surcroît. Il avait quand même réussi à nuire, même mort. La transmission de pensée, cela doit exister parce qu’au même moment Grelsky envoya un coup de pied dans le cadavre. Puis il remonta péniblement dans la voiture, soufflant de plus en plus fort. Malko s’approcha de la vitre.
— Où allez-vous ?
— Crever tranquille dans un coin. Je sens mon sang qui coule à l’intérieur de moi.
Un hoquet le secoua. Il tourna vers Malko ses petits yeux noirs injectés de sang qui n’avaient presque plus de vivacité.
— A Bratislava. Faites attention, Ferenczi est très fort. Il veut ces documents, à tout prix. Bientôt vous me rejoindrez.
— Ferenczi n’était peut-être pas à l’écoute, dit Malko.
— Il n’y a pas que Ferenczi.
Il mit en route et passa la marche arrière. La voiture tressauta sur les jambes du mort. Grelsky conduisait, à demi inconscient. Il n’eut pas un signe pour Malko.
La Mercédès tourna à droite, vers la ville et disparut derrière la courbe. Presque aussitôt, une petite voiture surgit les phares éteints. Malko donna un coup de phares à code quand elle passa devant lui. C’était une Austin 1100 noire avec une grande antenne à l’arrière. Il y avait quatre hommes à l’intérieur.
Il se fit la réflexion qu’elle ressemblait à un petit corbillard. C’étaient les hommes de Kurt. Ils ne perdaient pas de temps. Décidément, Stéphane Grelsky n’était pas l’affaire du siècle, pour une assurance sur la vie.
Il démarra à son tour. Il voulait assister à l’hallali. A cause de Goldman. En trois minutes il eut rattrapé les deux voitures. Le Polonais roulait très lentement. Il allait vers le centre de la ville. La circulation était déjà beaucoup plus dense et la Mercédès frôla plusieurs fois d’autres voitures. Malko se rapprocha. Au croisement avec la Hernalser, le feu passa au rouge.
Comme si de rien n’était, la Mercédès passa. Il y eut un bruit de freins, des coups de klaxon furieux. Un camion de lait l’avait évitée de justesse. La petite Austin se glissa aussi.
Malko doubla en troisième position et démarra le premier au vert. En une minute, il eut rejoint la Mercédès. Grelsky, affalé sur son volant, enfilait Alsenstrasse. Le croisement avec le Schottenring, l’artère la plus fréquentée de Vienne, approchait. Comme un corbeau, l’Austin suivait à bonne distance.
La Mercédès fila comme un bolide à travers le carrefour. Le conducteur du tramway « 11 » fit sonner son timbre comme un fou et freina. Des gens hurlèrent. Les deux tonnes de la Mercédès percutèrent la porte avant droite du tram. Dans un épouvantable bruit de ferraille, il se renversa, emprisonnant les passagers. La Mercédès rebondit et s’immobilisa sur le côté.
Malko arrêta la Jaguar sur la contre-allée et courut vers le lieu de l’accident. Deux policiers, surgis on ne sait d’où, s’étaient déjà précipités. L’un était penché sur la Mercédès, Malko s’approcha. La main de Stéphane Grelsky pendait par la portière. Son visage était écrasé contre le volant et il ne bougeait plus. Le cadavre de son chien lui faisait maintenant une sorte de tour de cou sombre. Un des policiers, rougeaud et grêlé, interrogea Malko :
— Vous le connaissiez ?
— Non.
— Il est mort. A dû avoir un arrêt du cœur.
Malko s’éloigna de la foule qui s’attroupait. Des blessés hurlaient dans le tram. La sirène d’une ambulance s’approcha et une petite Volkswagen de la police, avec son feu tournant jetant une lueur bleue sinistre, stoppa près de l’accident.
L’Austin avait stoppé aussi. Aucun de ses occupants ne descendit. Stéphane Grelsky aussi avait fait un mauvais marché. Malko remonta dans la Jaguar et démarra. Il n’était pas superstitieux mais une chose le frappait : ce qu’on se repassait ressemblait furieusement à une concession au cimetière : Goldman, Grete Grelsky, et maintenant son mari. Normalement il était le suivant sur la liste, avec comme perspective charmante l’expédition à Bratislava. Et encore, il ne savait pas tout !
Si Ferenczi n’avait pas été à l’écoute de son émetteur miniaturisé, c’était déjà une mission dangereuse. S’il avait saisi leur conversation, c’était le genre d’expédition pour laquelle on vous décore. A titre posthume.
10
Le petit poste-frontière était d’une tristesse mortelle. On aurait dit une gare abandonnée pendant la guerre. Pauvres, sales, les murs étaient décrépits et plusieurs des vitres de la salle d’attente remplacées par des feuilles de carton. Aux murs, des affiches défraîchies vantaient la Tchécoslovaquie, paradis du tourisme populaire. Deux miliciens en uniforme bleu firent signe à Malko de se ranger à droite sur le bord de la route. Devant lui, il y avait une grosse Tatra noire du corps diplomatique tchécoslovaque. Il en descendit un homme grand et distingué, d’une cinquantaine d’années. Il discuta avec le milicien, montrant son passeport.
L’autre secoua la tête, et désigna le coffre de la voiture. Visiblement excédé, le diplomate l’ouvrit et en sortit une valise de cuir jaune qu’il porta lui-même à l’intérieur du poste de contrôle. Le milicien blond s’approcha alors de Malko et baissa sa glace :
— Autrichien ? demanda-t-il en allemand.
— Oui.
— Le coffre est fermé à clef ?
Malko stoppa son moteur et descendit. Le milicien jeta un regard soupçonneux au coffre vide.
— Vous n’avez pas de bagages ?
— Je vais seulement à Bratislava pour la journée, expliqua Malko.
L’autre hocha la tête, pas entièrement convaincu. Comme tous les pays communistes, la Tchécoslovaquie est atteinte d’espionnite aiguë.
— Pas d’appareil photo ?
— Non.
Le milicien regarda avec méfiance le pardessus luxueux et les chaussures impeccables de Malko. Suspect. Son uniforme, à lui, semblait avoir été passé dans une essoreuse et remis immédiatement.
— Allez faire tamponner votre passeport, dit-il à regret.
Malko ne se le fit pas dire deux fois. Il faisait au mieux — 15°. La petite route était déserte des deux côtés, à l’exception d’une Skoda en ruine qui devait appartenir à un milicien milliardaire en couronnes ! A cinq cents mètres, vers la Tchécoslovaquie, se découpaient dans le brouillard deux miradors de bois, de part et d’autre de la route. Ils terminaient le rideau de fer, en l’occurrence, une double clôture métallique. Il y avait des miradors semblables, à intervalles réguliers, occupés par des miliciens en armes, jour et nuit, tout le long de la frontière.