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Malko en eut le cœur serré. Il se fourrait dans un sacré guêpier. En plus du risque d’avoir été écouté par les hommes de Ferenczi, il y avait la possibilité d’une vengeance diabolique de Stéphane Grelsky. Et de toute façon, ce n’était pas tellement indiqué pour un agent « noir » de la C.I.A. d’aller se balader derrière le rideau de fer. En cas de coup dur, l’Ambassadeur ne trépignerait pas pour le récupérer. Ça a si peu d’importance, un espion. Personne n’avait suivi depuis le château. Pour plus de sûreté, Krisantem était resté en travers de la route, en panne bidon, pendant un quart d’heure. Nul ne savait qu’il passait la frontière, même pas Kurt.

Son passeport, fourni par William Coby, était irréprochable, la C.I.A. étant passée maître dans ce genre de documents. Il s’appelait Herr Gustav Altkirch, architecte viennois.

Il poussa la porte du poste de douane. A gauche, une vitrine poussiéreuse exposait quelques exemples de l’artisanat tchécoslovaque : des vases de cristal, des poupées et une robe de lainage multicolore. Plutôt déprimant.

L’intérieur était encore plus sinistre que l’extérieur. En face de lui, un gros milicien pas rasé, sans casquette, une étoile métallique sur chaque épaule, était assis derrière un guichet. Il lui prit son passeport et indiqua, en mauvais allemand :

— A la douane.

Tout le long de la pièce courait un comptoir bas où l’on posait les valises à examiner. Au fond à droite, il y avait un bar. A gauche une petite cloison avec un guichet : le bureau de change ; une pancarte en quatre langues expliquait qu’il était interdit de changer moins de cent couronnes par personne. Seuls les magasins d’Etat acceptaient l’argent étranger.

Bien qu’il n’eût pas de valise, Malko s’approcha du comptoir. Le douanier était une femme, une mémère fessue, trapue, pansue, jupe et chemisier gris, les cheveux tirés sur le front rougeaud. Justement, elle était en train de farfouiller dans la valise du diplomate. Apparemment, dans ce pays, l’immunité diplomatique n’allait pas loin. Soudain, l’élégant diplomate rougit comme une pivoine : sous une trousse de toilette, la douanière venait de découvrir le dernier numéro de Playboy ! Elle regarda, horrifiée, la couverture où s’étalait une ravissante créature. Elle le feuilleta rapidement, et, comble d’horreur, déplia accidentellement le « cœur » du magazine, un nu de trente centimètres de long ! En couleurs.

L’indignation lui coupait la voix. Malko croyait déjà entendre le cliquetis des culasses du peloton d’exécution. On ne badine pas avec le déviationisme, en Tchécoslovaquie.

Le diplomate avait perdu toute sa superbe. Toujours aussi rouge, il balbutiait une vague explication. La douanière hésita entre l’autodafé immédiat et le mépris, puis jeta violemment à terre le magazine et referma la valise d’un geste sec. La croix qu’elle y traça avec une craie rouge était plus un stigmate d’infamie qu’une absolution. Penaud, le Tchèque sortit en courbant les épaules. Les miliciens et la douanière le suivirent d’un regard lourd de menaces : quels autres miasmes n’avait-il pas ramené de l’Occident ? Malko eut un sourire de commisération pour le malheureux. Il faut dire que les magazines de l’Est, du point de vue distraction, se situent entre l’annuaire téléphonique et le rapport de la Cour des comptes.

Pour l’étranger qu’était Malko, la douanière retrouva son sourire. Et comme il n’avait pas de bagages, il n’y eut pas de problème. Il changea 200 couronnes à une fille souriante et récupéra son passeport. Quand il sortit, le Playboy était toujours par terre, objet d’infamie. Malko se demanda quel milicien le volerait le premier. Cela devait valoir une fortune ici.

La route était toujours déserte. La Tatra diplomatique avait disparu. Malko remonta dans son Opel de location, moins voyante que la Jaguar et démarra. Du mirador, un milicien en toque de fourrure, mitraillette en bandoulière, le regarda passer avec indifférence. De Breclav, le village-frontière, à Bratislava, il y avait une douzaine de kilomètres. Il ne croisa que deux camions hors d’âge et une Skoda particulière. La neige recouvrait tout. A la frontière on lui avait remis un plan de la ville. Il en aurait besoin, il n’y avait pas mis les pieds depuis l’âge de trois ans !

Après avoir longé un petit lac gelé en contrebas, il se trouva brusquement sur un grand pont métallique enjambant le Danube. A l’autre extrémité, il stoppa à un feu rouge. C’était l’entrée de la ville. Après avoir un peu hésité, il tourna à droite, sur le quai Marta Novicova et arrêta l’Opel. Dans cette ville bénie, il n’y avait aucun problème pour se garer, pour la bonne raison qu’il n’y avait presque pas de voitures. Malko ne tenait pas à se faire remarquer avec son somptueux véhicule occidental.

Dès qu’il mit pied à terre, il comprit pourquoi les passants portaient des bottes : le sol était recouvert d’une couche de boue glacée qui faisait « floc-floc » sous ses semelles. Il revint sur ses pas et s’engagea dans la rue principale de Bratislava, la Dostojevskeho rad.

Comme le luxe cossu de Vienne était loin ! Les façades des maisons étaient noirâtres, les rares voitures ferraillaient, il y avait de nombreux cyclistes montés sur d’étranges machines hautes et massives.

Il était près de midi et une foule nombreuse se pressait sur les trottoirs. Les hommes portaient encore des pardessus presque jusqu’aux chevilles et les femmes des vêtements sans grâce. Tous disparaissaient sous de lourds chapeaux de feutre. Une vraie migration de champignons. Malko chercha en vain une vitrine attrayante. Tout était d’une tristesse morne, y compris les visages des passants. Pas une femme jolie ou même attirante. Des expressions mornes, lasses. Il s’arrêta devant la vitrine d’un libraire pour consulter son plan. La femme qu’il allait voir habitait dans la vieille ville, rue Heydukova. Il repéra la rue sur le plan et jeta un coup d’œil à la librairie. Une vraie propagande pour l’analphabétisme. Des œuvres exposées, la plus drôle était L’Evolution du Socialisme en Somalie. Heureusement que les magasins étaient nationalisés, sinon le libraire serait mort de faim.

Il ne pouvait aller à son rendez-vous qu’à deux heures, d’après les instructions de Grelsky. Aussi se mit-il en quête d’un restaurant. Une demi-heure plus tard, il avait parcouru la moitié de la ville sans avoir trouvé autre chose que des cantines où l’odeur interdisait même d’entrer ! A croire que le Socialisme remplaçait l’appétit. A bout de forces, il entra au Syndicat d’Initiative, en train de fermer. Là enfin, on lui indiqua un restaurant. Gentiment, l’employé s’offrit à le conduire. Ils échappèrent de peu à un tramway qui les trempa de boue glaciale jusqu’aux genoux. Ceux de Vienne étaient des Rolls à côté des véhicules brinquebalants et bourrés à craquer, à la peinture écaillée qui circulaient à Bratislava. D’ailleurs, les conducteurs les menaient avec un soin infini, comme s’ils avaient peur qu’ils tombent en poussière sans préavis.

Le restaurant était caché au fond d’une arcade. En poussant la porte, Malko déboucha sur un autre monde. La décoration était moderne et agréable, un peu Scandinave. Il y avait des banquettes avec des groupes de jeunes gens, filles et garçons. Ceux-là n’avaient pas le regard éteint. Les filles étaient bien coiffées, maquillées, certaines jolies. Les garçons avaient les cheveux longs. C’était certainement un repaire de vipères lubriques crypto-impérialistes. Tout le monde regarda Malko avec curiosité. Ses vêtements le désignaient immanquablement comme Occidental, aussi sûrement que s’il avait eu un écriteau autour du cou.

Au vestiaire, seule concession au régime, le type qui prit son manteau avait l’aspect massif et rébarbatif d’un policier en civil. Malko en fut mal à l’aise. Il n’avait pu prendre aucune arme, c’eût été trop dangereux. En cas d’incident, son seul secours était une radio émetteur-récepteur miniaturisé collé directement à même la peau de son dos entre les omoplates. Pour échapper à une fouille sommaire. Krisantem serait près de la frontière avec le poste correspondant. Il avait intérêt à courir vite. Arrêté, les Tchèques le démasqueraient facilement… Peu de chance de jamais revoir son château. La serveuse, une fille saine à la poitrine imposante moulée dans une robe de satinette noire, déposa le menu devant Malko. Il était en tchèque, sauf un plat : la soupe au mou de veau indiquée en allemand. Il le prit avec des « Knedliky », ignorant totalement ce que cela pouvait être. Mais il fit confiance à la mimique de la serveuse. Les couverts en aluminium et les serviettes râpeuses comme du papier de verre, juraient avec le décor plutôt luxueux.