Avec la soupe, on lui apporta un pichet de vin rouge très fort. Le mou de veau n’avait aucun goût. Heureusement, il flottait çà et là quelques croûtons grillés.
Dans un coin, debout, la serveuse le regardait curieusement. Il n’avait l’air ni d’un touriste ni d’un homme d’affaires. Il ne devait pas y avoir tellement de gens à venir se perdre à Bratislava en hiver. Le Knedliky arriva. On aurait dit des noix enrobées de sauce au chocolat. Malko goûta une des boulettes : ça avait le goût de poisson, pas mauvais d’ailleurs. Il en mangea la moitié avec une purée de pommes de terre qui dataient de la fin de la guerre. Il avait oublié ses cigarettes dans la voiture. Pour six couronnes on lui apporta un paquet bleu de « Jezerka », les cigarettes de luxe du régime.
Le goût en était indéfinissable. Au bout de dix bouffées, le filtre prit une couleur marron et se boucha définitivement. Ces cigarettes-là devaient donner non seulement le cancer, mais la lèpre et une douzaine de maladies honteuses…
Malko regarda sa montre : 1 h 30. Il fit signe à la serveuse. L’addition était déjà prête : 45 couronnes, même pas un dollar. Et c’était un restaurant de luxe.
Il reprit son manteau et sortit. Le temps ne s’était pas amélioré. Il regarda avec nostalgie les façades grises et austères des immeubles et la foule triste. Quand il était très petit, il était venu à Bratislava qui s’appelait alors Presbourg. C’était une ville gaie et vivante, réputée pour ses fêtes au bord du Danube. Une petite Vienne. Et maintenant…
La place du 29 Août était occupée par un marché. A perte de vue, s’étalaient des éventaires de pommes. A croire que les Tchèques avaient réussi à faire de la viande de pommes, des omelettes avec des pommes et probablement du café, d’après le goût de celui qu’il avait bu au restaurant.
Devant une épicerie qui annonçait un arrivage de bananes, il y avait une queue de trente personnes résignées.
Moitié pour voir s’il était suivi, moitié par curiosité, Malko entra dans une sorte de Department Store{Grand magasin.} de six étages. Beaucoup de monde. Tout semblait de mauvaise qualité. Il vit des machines à laver antédiluviennes vendues au poids de l’or. Au moment où il quittait le rayon par l’ascenseur, il les aperçut.
Deux hommes en manteau de cuir brun, le feutre enfoncé bien droit. Ils arrivaient par l’escalier. Malko croisa le regard de l’un d’eux qui détourna le sien un peu trop vite.
La porte de l’ascenseur se refermait. Le cœur de Malko battit plus vite. C’étaient des policiers, mais le cherchaient-ils, lui ? Bousculant les gens, il sortit de la cabine le premier, et fila dehors. Rien en vue. Matériellement, les deux hommes n’avaient pas eu le temps de descendre les six étages.
Marchant vite, il remonta le long de la place, passa devant la poste et tourna à droite dans la rue Polna. C’était une rue sans trottoirs et sans voitures, menant à la vieille ville. Malko passa sous une arche de pierre et se retrouva dans une rue en pente. Il avait le plan gravé dans la tête. La rue qu’il cherchait était tout près. Il s’arrêta une seconde devant une charcuterie et jeta un coup d’œil derrière lui. Rien.
En deux minutes, il fut dans la rue Heydukova. C’était presque une ruelle, bordée de petites maisons de pierre datant du siècle dernier. Au numéro 16, il y avait une boutique de porcelaines. Malko s’y arrêta et entra dans le couloir. C’était au second, d’après les indications du Polonais.
Malko monta dans l’obscurité, à pas lents. Il n’y avait qu’une porte sur le palier. Il écouta. Un vague bruit de musique à l’intérieur. Il frappa deux coups, puis un, puis encore deux et attendit. Il pensait aux deux hommes en cuir. Il n’y a jamais de coïncidences dans ce métier. Ceux qui l’ont cru en sont morts. La porte s’ouvrit. De dix centimètres.
— Qu’est-ce que vous voulez ? fit en tchèque, une voix de femme.
— Je viens de la part de Stéphane, répondit Malko en allemand.
La porte s’ouvrit un peu plus et Malko fut happé par une main osseuse.
Il se retrouva en face d’une femme d’une cinquantaine d’années outrageusement fardée, très maigre, les cheveux cachés par un bandeau. Son maquillage dessinait une bouche immense et ses cheveux avaient des mèches grises. Elle avait dû être belle vingt ans plus tôt. Ses grands yeux bruns liquides dévisagèrent Malko avec méfiance.
— Qui êtes-vous ? dit-elle en mauvais allemand. Pourquoi venez-vous ? Sans répondre, Malko sortit le demi-billet de dix couronnes. La femme le prit, tourna les talons et disparut dans la pièce voisine, sans fermer la porte.
Il y eut un conciliabule à voix basse et un jeune homme blond apparut. Avec ses grands yeux clairs et son visage ouvert il fut tout de suite sympathique à Malko. Il semblait très excité par sa présence.
— Voici mon neveu, Michelska, dit la femme un peu radoucie. Elle avait à la main l’autre moitié du billet.
— Vous êtes le bienvenu, dit le jeune homme, en allemand. Pardonnez-nous notre mauvais accueil, mais nous avons eu beaucoup d’épreuves ! Les Allemands, les communistes maintenant. J’espère qu’un jour vous viendrez nous délivrer, conclut-il d’un ton farouche.
— Qui nous ?
— Vous. Ceux de l’autre côté.
Il parlait un assez bon allemand. Malko était touché par son enthousiasme, mais pressé.
— Vous savez pourquoi je suis venu ? demanda-t-il.
— Bien sûr, fit la femme.
Le jeune homme blond repartit dans l’autre pièce et revint avec le porte-documents noir. La serrure semblait intacte mais la bande de plastique rouge avait disparu. La tante de Michelska regardait l’objet d’un air anxieux. Elle croisa les mains, les yeux exorbités.
— Maintenant, partez, partez vite. J’ai si peur.
Malko n’eut pas le temps de répondre. Michelska le tirait par la manche.
— Dites, Monsieur, fit celui-ci. Vous allez souvent au cinéma ? Son ton était presque implorant.
— De temps en temps, pourquoi ?
— J’aime le cinéma. Le vrai. Ici nous n’en avons pas. A l’Université, quelquefois, j’achète au marché noir des revues étrangères, mais cela vaut jusqu’à 40 couronnes.
— Pourquoi ne fuyez-vous pas à l’Ouest ? demanda Malko. Ce ne doit pas être impossible ?
— Je finis mes études. Après je partirai.
Malko fut surpris par le ton sans réplique qui contrastait avec le visage presque enfantin. Il allait répondre quand on entendit des pas dans l’escalier. Michelska devint blanc comme un linge. Il mit un doigt sur sa bouche.
Les pas se rapprochaient. Ils s’arrêtèrent devant la porte. Un seul coup fut lourdement assené sur le battant.
Le cœur de Malko battait la chamade. C’était le pépin. Le truc sans issue qui finit toujours par arriver. Ainsi, Ferenczi avait bien été à l’écoute.