Les trois restaient immobiles au milieu de la pièce, retenant leur souffle. La femme avait pris l’expression tragique d’une Grecque antique.
Un nouveau coup plus fort fut frappé et une voix rogue fit :
— Ouvrez. Police politique.
Michelska avait serré les poings et tout son corps était agité d’un tremblement nerveux. Malko crut qu’il allait s’évanouir. Il était dans de beaux draps : seul, sans arme, dans un pays hostile. Avant tout, il fallait détruire le porte-documents. Il mourrait au moins la conscience tranquille. Ça, c’était la solution optimiste. Son compagnon le tira soudain par le bras ; il avait retrouvé son calme. Lentement, marchant sur la pointe des pieds, ils passèrent dans la pièce voisine. La tante de Michelska s’assit sur une chaise, les yeux vides. Elle regarda Malko avec une tristesse infinie. Celui-ci ne put s’empêcher de demander :
— Pourquoi avez-vous accepté de garder ce porte-documents ? Vous saviez que c’était dangereux.
Elle releva sa manche gauche et montra un numéro de six chiffres tatoué sur le bras.
— Stéphane m’a sauvé la vie. Il y a longtemps. A Vilna, en Pologne. Nous étions déportés ensemble.
Il se tourna vers Michelska.
— Il y a une autre sortie ?
Sans répondre, le jeune homme ouvrit la fenêtre. A une dizaine de mètres en contrebas, une petite rivière gelée serpentait dans une profonde tranchée, à travers la ville.
— Nous pouvons partir par là, dit Michelska. J’ai une corde.
— Nous ?
— Je viens avec vous. Sinon, vous êtes perdu, vous ne pourrez jamais passer la frontière.
Sans laisser à Malko le temps de répondre, il disparut. Il réapparut deux minutes plus tard, un mince rouleau de corde à la main. Il avait passé un blouson de cuir et mis des gants. Fixant rapidement la corde à l’appui de la fenêtre, il la jeta dans le vide. Une série de coups violents ébranlèrent la porte d’entrée. Une voix d’homme hurla quelque chose.
— Vite, dit Michelska. Ils vont enfoncer la porte.
Entrouvrant son blouson, il découvrit la crosse d’un pistolet qu’il montra fièrement. Malko reconnut un vieux Colt 45 à barillet, militaire. Il avait tellement été frotté au papier de verre qu’il avait l’air en argent.
— Je l’ai ramassé dans les bois, il y a longtemps, expliqua le jeune homme. J’ai plein de cartouches.
— Michelska, mon petit.
La femme avait gémi. De grosses larmes jaillirent de ses yeux. Prostrée sur sa chaise, elle contemplait la scène, les yeux baissés. Quand elle les leva le désespoir qu’y vit Malko lui donna envie de vomir.
— Que va-t-elle devenir ? demanda-t-il à Michelska.
— Ils l’interrogeront et la relâcheront, dit le jeune homme. Elle sait comment faire. Elle a été souvent arrêtée.
— Pourquoi ne restez-vous pas aussi ? Michelska poussa Malko vers la fenêtre.
— Ils me tortureraient. Et vous avez besoin de moi. J’ai tant envie d’aller de l’autre côté, aussi, de lire ce que je veux, d’être libre…
Il avait des larmes dans les yeux. Malko enjamba la fenêtre et se laissa glisser le long de la corde, la poignée du porte-documents entre les dents. Ses pieds raclaient le mur et il s’attendait à sentir une balle s’enfoncer dans son dos à chaque instant.
Mais il arriva en bas sain et sauf. Le temps de se remettre debout, Michelska était là.
— Suivez-moi.
Le jeune homme partit en courant, le long de la rivière gelée. A vingt mètres il y avait un tunnel ; un coup de feu éclata au-dessus d’eux et une voix d’homme hurla :
— Arrêtez.
La voix était connue de Malko. Il se retourna et avant d’entrer dans l’obscurité du tunnel, il eut le temps de reconnaître à la fenêtre le front dégarni de Janos Ferenczi.
— Donnez-moi la main, dit Michelska. Vite. Le tunnel remonte plus loin. Mais ils n’auront pas le temps d’y arriver avant nous. J’ai un ami qui a une camionnette, il va nous faire sortir de la ville. Ils couraient tant bien que mal sur le sol inégal. Effectivement, cinq cents mètres plus loin, la lumière réapparut. Des marches taillées dans le roc permettaient de rejoindre le niveau des rues.
Malko et Michelska émergèrent dans une ruelle déserte.
Ils tournèrent le coin. Devant eux il y avait une boucherie. Michelska prit Malko par le bras.
— Attendez-moi. Je vais chercher mon ami. S’il n’est pas là nous nous cacherons dans la boucherie jusqu’à ce soir.
Sans lui laisser le temps de répondre, il s’engouffra dans la boutique. Malko resta immobile, surveillant la ruelle et la rue. Ferenczi savait pourquoi il était là. Il allait passer la ville au peigne fin. Pas question de reprendre la voiture. Et la frontière était à vingt kilomètres. Il n’avait qu’un avantage sur ceux qui le cherchaient : peut-être ignoraient-ils qu’il était aidé par un Tchèque. Ses sombres pensées furent troublées par une pétarade. La porte cochère, à côté de la boucherie, s’ouvrit et il en sortit un triporteur à moteur conduit par un garçon-boucher, une bouille ronde et les cheveux en épis, avec un nez en pied de marmite. L’engin stoppa à sa hauteur et le conducteur fit signe à Malko de monter à l’arrière.
Il écarta les pans de la toile. Il ne vit que des quartiers de viande.
— Montez, fit la voix de Michelska.
Malko écarta un demi-veau et se glissa à l’intérieur. L’odeur fade et écœurante de la viande lui soulevait le cœur, mais ce n’était pas le moment d’avoir le nez sensible. La secousse du démarrage le jeta contre Michelska accroupi au fond. Ils étaient complètement cachés par un rideau de viande.
— Nous allons vers la frontière, souffla le compagnon de Malko. Il nous déposera le plus loin possible.
Après, il faudra se débrouiller…
Entre l’odeur de la viande et celle du mélange essence-huile, Malko était près de la nausée. Il aurait donné cher pour avoir ses deux équipiers de San Francisco, Chris et Milton. Ferenczi, ils en auraient fait de la bouillie pour les chats.
Le triporteur montait, descendait, stoppait, repartait. Sa vitesse augmenta et il tangua moins.
— Nous sortons de la ville, dit Michelska, par l’avenue Praszka. Ça fait un détour mais c’est plus sûr.
Comment pouvait-il savoir où ils étaient après ces détours ? Malko frissonna. Un vent glacial s’engouffrait par les interstices de la toile. Si ses ancêtres avaient pu le voir, tassé au fond d’un triporteur entre des morceaux de viande ! C’était idiot d’échapper à Ferenczi pour mourir d’une pneumonie.
— Des soldats en avant, hurla le conducteur.
Michelska et Malko se regardèrent. Le jeune homme avait l’air de plus en plus résolu. Il releva le chien du Colt.
— Pas de bêtises, dit Malko.
Le triporteur ralentit et stoppa. On entendait assez bien la conversation. Il devait y avoir trois soldats. L’un d’eux se mit à blaguer.
— Tu vois pas que tu fais peur à ce petit gars. C’est pas dans de la bidoche qu’il faut chercher notre espion. Celui-là est un bon citoyen, pas vrai ?
On n’entendit pas la réponse du conducteur, mais le triporteur se remit en marche. Michelska rit nerveusement.
Maintenant l’engin roulait assez vite. Deux fois, ils furent doublés par des camions qu’ils reconnurent au bruit. Ils devaient se trouver sur la grande route. Soudain le triporteur s’arrêta. La face hilare du conducteur apparut à l’arrière.
— Nous sommes à l’embranchement de la route pour Vienne et pour Budapest, dit-il. Je m’arrête une seconde pour livrer, et après qu’est-ce que je fais ?
— Mène-nous aussi loin que possible, demanda Michelska. Il expliqua :
— Par ici, il n’y a que des prairies, nous ne pourrions pas nous cacher. Plus loin, le long de la frontière, il y a des bois.