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— Essayons, dit-il.

Le Tchèque se précipita sur la manivelle. Malko avait repéré les manœuvres de mise en marche. C’était d’ailleurs très simple. Le bulldozer se conduisait comme un char avec deux palonniers commandant chacun une chenille.

— Go !

Michelska pesa sur la manivelle et faillit se démettre le poignet. L’huile n’avait pas complètement dégelé et les veines de son front saillirent sous l’effort. On l’aurait cru au bord de l’apoplexie. Il y eut deux « teuf » mais ce fut tout. Le Tchèque s’arrêta, épuisé. Soudain une voix caverneuse retentit sous le sous-bois :

— Nous savons où vous êtes. La forêt est cernée. Rendez-vous. C’était la voix de Ferenczi, multipliée par un puissant haut-parleur. Pour être plus libre de ses mouvements Michelska posa le Colt par terre. Malko tira le starter à fond et pria.

Au vingtième tour, il y eut un rugissement. Tout l’engin vibrait. Michelska se redressa, triomphant, de la sueur coulant dans les yeux en dépit du froid.

— On sera à Vienne ce soir, hurla Malko.

Ce n’était pas le moment de ménager le moteur. Laissant le starter, Malko embraya et tira à fond le palonnier gauche. Il serrait le précieux porte-documents entre ses genoux. Lentement, le lourd engin pivota sur le sol gelé. D’un bond Michelska monta derrière Malko. Le bulldozer cahotait sur la rive, suivant la rivière. Il faisait un bruit épouvantable qui s’entendait certainement à deux kilomètres. Rien ne se passa durant deux cents mètres. Crispé sur ses palonniers, Malko tâchait de garder l’engin sur le sentier. Les 24 heures du Mans, à côté, c’était une promenade. Pourvu qu’il y ait assez d’essence ! Michelska cria :

— Attention, à gauche.

Une silhouette venait d’apparaître entre les arbres. Un uniforme et une chapka de fourrure. Malko vit luire l’acier d’une mitraillette. Le jeune Tchèque tira. L’homme disparut.

Quelques instants plus tard, une rafale éclata sur la droite. Les balles hachèrent les arbres très haut. On tirait au jugé. Encore cent mètres.

La voix de Ferenczi éclata de nouveau.

— Rendez-vous. Nous allons être obligés de vous abattre.

L’écho renvoya les dernières syllabes. Cela fit « tre-tre-tre ». Michelska tira deux fois sur d’autres silhouettes. Baissé sur son siège Malko aperçut un soldat devant le bulldozer.

— Michelska, attention.

Le Tchèque se leva pour tirer au moment où une rafale de mitraillette balayait le bulldozer.

Le choc d’une balle le jeta contre Malko. A son tour, il tira, puis son percuteur fit un bruit sec. L’arme était vide. Sur son visage l’étonnement le disputait à la douleur. A vingt ans on se croit invulnérable.

Puis, il roula des yeux blancs et poussa un long gémissement. Malko lâcha un palonnier pour lui prendre l’épaule.

— Tiens bon. On est presque arrivés.

Michelska respira profondément et toussa. Une grande tache rouge s’élargissait sur sa chemise.

— Ça va, murmura-t-il. Ça va.

Sa voix n’était plus la même. Appuyé à Malko, il rechargea son arme, lentement, comme s’il devait faire un effort extraordinaire pour chaque geste.

La première clôture du rideau de fer était à cinquante mètres. Michelska leva son arme et tira les six coups. Le sous-bois grouillait maintenant de soldats en chapkas et longs manteaux gris-bleu. De nouveau une rafale de balles s’écrasa sur les tôles du bulldozer. Les soldats devaient avoir pour instructions de les prendre vivants car ils ne tiraient pas autant qu’ils l’auraient pu.

Le visage du Tchèque était livide. A chaque cahot il serrait les dents. Une mousse rosâtre suintait entre ses lèvres. Encore une fois, il parvint à recharger le Colt. Malko se retourna. Une demi-douzaine de soldats arrivaient au pas de course derrière le bulldozer, à trente mètres. Michelska les vit aussi.

— J’ai trop mal, murmura-t-il. Je vais descendre. Comme ça je les arrêterai. Vous viendrez me chercher, après, avec votre ami.

— Vous êtes fou. Je ne pourrai pas revenir.

— Ça ne fait rien. Je sens que je vais mourir. Alors…

La clôture était là, à trente mètres. Une balle passa en sifflant près de la tête de Malko. Michelska tira.

— Laissez-moi la radio. Je vous dirai où je suis.

Malko lui tendit la boîte noire. Il l’enfouit dans la poche de son blouson de cuir. Leurs regards se croisèrent. Malko plongea dans les yeux immenses et blancs.

— Adieu, fit le Tchèque.

— Adieu, Michelska.

Ils criaient tous les deux pour se faire entendre. Le jeune homme se laissa glisser le long du bulldozer et roula par terre. Du coin de l’œil, Malko le vit se tasser contre un arbre. Le Colt tonna et une vague de reconnaissance le submergea.

Le Tchèque fit un petit geste de la main et tira encore. Son arbre commandait tout le passage.

Malko, avec rage, écrasa l’accélérateur. La pelle en avant, le bulldozer entra dans la clôture comme dans du beurre. Le grillage se tordit, s’arracha, s’enroulant autour de l’avant. Les chenilles patinaient. Malko mit en marche-arrière et recula, entraînant la clôture. Le bulldozer se secouait furieusement comme un éléphant blessé. Le Colt cracha encore deux fois. Puis il y eut une longue rafale de mitraillette et un cri.

Malko se lança sur la seconde clôture. Mais il n’avait pas assez d’élan. Cette fois, le lourd bulldozer rebondit comme une balle de tennis. Il fallait reculer d’une dizaine de mètres et prendre de l’élan. Cela signifiait au moins une minute. Une éternité.

— Hé !

C’était la voix de Krisantem. Malko l’aperçut. Il était collé au grillage en face de lui. La Remington au poing droit. Bienheureuse vision.

— Couvrez-moi, hurla Malko par-dessus le bruit du moteur.

Le Turc fit signe qu’il avait compris. Il s’accroupit contre le grillage, l’œil collé à la lunette du fusil. Le premier coup fit une fumée blanchâtre. Un hurlement lui fit écho. Le Turc continua à tirer. Comme au stand. Précipitamment, les soldats qui avaient échappé au tir de Michelska se mirent à l’abri.

Cette fois le bulldozer avait pris assez d’élan. Le bord de la pelle coupa net un pan de grillage. Trop net. Le moteur cala et l’engin resta coincé. Il restait à Malko à escalader la clôture à demi-arrachée. Un bruit de moteur lui fit tourner la tête. Une voiture découverte arrivait à toute vitesse, dans le sentier de ronde, chargée d’hommes. Krisantem l’avait vue aussi.

Malko eut l’impression qu’il avait une mitrailleuse tellement la Remington tira vite. Le pare-brise vola en éclats, le conducteur se dressa, les deux mains à ses yeux et le véhicule alla percuter le grillage. Un des soldats hurlait en retenant ses intestins. Debout sur le capot du bulldozer Malko jeta le porte-documents, loin devant lui, en territoire autrichien. Puis il se retourna. Au pied de l’arbre, Michelska couché sur le côté, ne bougeait plus. Le Colt faisait une tache sombre sur la neige, au bout de sa main droite.

Malko sauta, se reçut dans l’herbe gelée et roula sur lui-même. Le bras secourable de Krisantem l’aida à se relever. Le Turc était d’un calme olympien.

— Il fait froid, remarqua-t-il.

Malko ramassa la serviette et suivit le Turc. L’arbre au pied duquel était mort Michelska restait gravé dans sa mémoire. Il aurait aimé l’enterrer de ses mains. Ils regagnèrent la route après avoir pataugé dans un champ gelé et couvert de neige.

Au poste-frontière, il y avait un charivari monstre. Les Autrichiens allumaient des projecteurs et le chef de poste, affolé, réclamait des renforts à Vienne. Il se voyait déjà la première victime de la troisième guerre mondiale.

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