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Il y a une infinité de gens qui passent leur vie à faire des projets pour le lendemain, comme s’ils étaient sûrs que « demain » existera forcément. Et puis il y a ceux pour qui demain est toujours problématique.

Malko avait une conscience aiguë de cette différence fondamentale en retrouvant le cuir de la Jaguar. Les yeux clos, il revoyait les événements de la journée. Il s’en était fallu de si peu qu’il reste dans l’univers morne et sans espoir de l’autre côté.

La voiture démarra sans secousse, Krisantem au volant. La Remington avait regagné le coffre.

Soudain un feu clignotant bleu apparut devant eux. A toute vitesse un microbus Volkswagen de la police autrichienne les croisa ; Krisantem eut un sourire modeste. Les gardes-frontière tués, cela n’a jamais amélioré les rapports de bon voisinage.

Epuisé, Malko s’assoupit. La nuit tombait. La route était éblouissante de neige et la Jaguar paraissait glisser dans un monde irréel. Le tumulte de la frontière s’estompait. Dans son demi-sommeil, Malko déplaça le porte-documents noir. A sa grande surprise, il s’ouvrit avec un claquement sec. Complètement réveillé, il l’examina : une balle avait frappé le fermoir en séton, faisant sauter les serrures. Il l’ouvrit complètement. Il contenait un document dactylographié d’une cinquantaine de pages relié en toile grise. A la lumière du tableau de bord, il vit que le texte était rédigé en anglais. Krisantem tourna à gauche. La silhouette sombre des trois corps de bâtiments se découpait sur le paysage enneigé. Malko eut envie d’embrasser chaque pierre de son château. Au fond, elles avaient presque toutes failli lui coûter la vie.

— Je vais vous faire couler un bain, dit Krisantem très stylé. Incroyable de penser qu’il était parti le matin même. Cela faisait une éternité.

Il entra dans le hall et ôta son manteau.

— Eh ben, c’est pas trop tôt !

Un verre à la main, Marisa le regardait, appuyée à la porte de la bibliothèque. L’éclat inquiétant de ses yeux et le niveau désespérément bas du flacon de cristal contenant la vodka avaient certainement un rapport étroit.

En deux mots, elle était presque ivre morte. Mais pas sans charmes. Elle portait une robe de mousseline noire dans laquelle on aurait pu découper au moins deux bikinis. Le haut ne comportait qu’une épaisseur qui attirait irrésistiblement l’œil sur une poitrine prête à vous sauter à la gorge. La jupe s’arrêtait à une vingtaine de centimètres au-dessus du genou, si on ne comptait pas la rotule. Quant aux bas noirs en léger filet, ils avaient dû être calculés pour rendre leur vigueur aux vieux fétichistes de l’Opéra de Vienne. L’œil effroyablement lubrique, Marisa virevolta sur ses talons de douze centimètres, ce qui eut pour effet de remonter sa robe d’une vingtaine de centimètres supplémentaires. Elle avait un très joli porte-jarretelles noir. Le vernis de style de Krisantem n’y résista pas. Il resta planté au milieu du hall, les yeux légèrement hors de la tête. Marisa eut un hoquet et lui jeta un coup d’œil furieux :

— Ben quoi, il a jamais vu une robe, ton gorille. Y va attraper un coup de sang.

Krisantem émit à voix basse une série d’obscénités en turc et fila dans la cuisine prendre un grand verre d’eau fraîche. Agressive, Marisa toisait Malko :

— Alors, tu préfères ta paysanne en bottes ? Merde, quand je pense au mal que je me suis donné pour ressembler à une vraie châtelaine. Tiens, baise-moi la main.

Il s’inclina avec respect. Il ne faut jamais refuser de baiser la main d’une dame.

Marisa en gloussa de joie. Comme une pieuvre chaude et parfumée, elle s’appuya contre lui et balbutia, la voix pâteuse :

— Où étiez-vous tous les deux ? J’avais une peur bleue, toute seule dans ce grand machin. C’est pas possible, tu pourrais faire un Hilton là-dedans.

A demi asphyxié par les effluves mélangés de patchouli et de vodka, Malko la repoussa doucement.

Il décrocha le téléphone et appela William Coby. L’Américain était sorti dîner. Un peu contrarié, Malko décida qu’il veillerait sur son précieux document jusqu’au lendemain.

Pour ce soir, il ne voulait plus penser à rien, pas même à Alexandra qui devait être folle de rage. Pour lui refaire la cour, il valait mieux attendre que Marisa soit repartie.

Dès le lendemain, il prendrait des dispositions pour la remettre avec ménagement dans l’avion de New York. Si elle restait habillée comme ça, elle serait fiancée avant d’avoir survolé la moitié de l’Atlantique.

— J’ai une faim de loup, dit Malko. Dites à Elko que nous passons à table.

Il posa un baiser léger sur le bout de son nez et monta. La première chose qu’il fit fut d’enfermer le porte-documents noir dans un semainier fermant à clef. Il n’avait pas envie de le garder longtemps. Ferenczi était maintenant sûr qu’il était en sa possession. Il ferait tout pour le récupérer. Malko se changea, enfilant un de ses éternels costumes d’alpaga sombre et peigna ses cheveux blonds. Des paillettes de jade dansaient dans ses yeux d’or. Après le goût de cendres de la mort, il ressentait l’excitation de la victoire. Marisa ferait un repos du guerrier très honnête.

Elle l’attendait dans la salle à manger, assise sur un coussin près de la cheminée, dans une position à faire rêver un aveugle, un sourire figé par la vodka sur ses lèvres peintes.

Malko la prit par la main et la conduisit à table. La vieille Ilse entra, portant la soupière et annonça :

— J’ai préparé un lecso pour Son Altesse.

Marisa ouvrit de grands yeux à l’énoncé du titre. Elle n’arrivait pas à y croire. Ilse la servit généreusement. Le lecso avait l’aspect d’une soupe rougeâtre un peu épaisse. Marisa huma et se mit à lapper goulûment. Malko la regardait en riant. Les trois premières gorgées passèrent très bien. Puis la jeune femme lâcha sa cuillère et regarda son assiette avec incrédulité. L’instant d’après, une très jolie couleur aubergine envahit son cou et son visage, de grosses larmes jaillirent de ses yeux. A tâtons, elle chercha la carafe et négligeant le verre, but à la régalade avec des bruits impossibles à décrire.

Il faut dire que le lecso bien fait peut parfaitement servir de décapant. Tout dépend de la quantité de piment rouge et vert qu’on y met. Ilse connaissait les goûts de son maître.

— Mais c’est du feu, gémit Marisa, qu’est-ce que c’est que ce truc ? C’est un pousse-au-viol ou quoi ?

Malko ne répondit pas, occupé à déguster son lecso. Marisa le contempla avec des yeux incrédules. Comment un être humain pouvait-il ingurgiter un mélange pareil sans prendre feu. A croire qu’il avait le gosier ignifugé.

La carafe vidée, elle réalisa ce que ce feu liquide pouvait donner dans d’autres circonstances. Elle gloussa :

— Je donnerais pas ma place pour un empire ce soir… Krisantem, debout dans un coin de la pièce, fit semblant de ne pas entendre.

Modeste, Malko se resservait.

* * *

Nu dans son lit, merveilleusement bien, Malko attendait Marisa. Le dîner avait passé comme un éclair. Lui avait hâte de s’étendre, et elle de voir l’effet du lecso. Elle entra, après un grattement discret.

Ses longs cheveux roux étaient dénoués sur les épaules. A Londres, ce qu’elle portait aurait fait une mini-robe très acceptable. Au fond de l’Autriche on pouvait considérer cela comme une très courte chemise de nuit. Lentement, elle arracha le drap qui couvrait Malko, et s’allongea près de lui.

Seul un cadavre eût pu rester insensible à la sève et à l’ardeur qui se dégageaient de cette chair chaude.

Les paupières de Marisa étaient étroitement closes, ses lèvres entrouvertes. Le bas de son corps se mit à gigoter et à se tortiller comme un poisson se débat dans le filet.