Aucune fatigue n’aurait pu résister à cela. Malko la toucha et eut l’impression de saisir un fil électrique dénudé. Soudés l’un à l’autre, ils glissèrent vers le bord du lit. Tout à coup, Marisa ahana, elle se mit à mâcher sa lèvre inférieure. Une expression de plaisir égoïste et extérieur emplit ses pupilles dilatées et folles.
Un peu plus tard le téléphone sonna. Malko eut du mal à émerger. Marisa gisait en travers de lui dans un halo de sueur parfumée. Son bras gauche traînait par terre et elle avait les yeux fermés. En se tordant le bras, Malko atteignit l’appareil à la cinquième sonnerie :
— Allô !
— Quoi de neuf ?
C’était la voix douce et distinguée de William Coby. Malko eut du mal à passer d’un univers à l’autre.
— J’ai ce que nous cherchions.
Kurt remarqua, avec une tension imperceptible dans la voix :
— Je m’en doutais. La dernière édition du Kurier est pleine de vos exploits. Trois miliciens tués, six blessés, les Tchèques poussent les hauts cris et ont fermé la frontière jusqu’à nouvel ordre.
— Je vous apporterai demain matin votre document. Dormez sur vos deux oreilles.
— O.K. et bravo ! Reposez-vous bien. Malko jeta un coup d’œil à Marisa endormie.
— C’est ce que je fais.
Il raccrocha sur ce mensonge éhonté.
Avec la conscience tranquille du mâle repu, il se leva doucement et alla jusqu’au semainier. Il y prit le dossier contenu dans le porte-documents noir et revint s’étendre. La curiosité prenait le pas sur la luxure. Il voulait savoir pourquoi il avait risqué sa vie.
Ses yeux eurent du mal à se détacher du titre de la première page :
« Report on the assassination of Président Kennedy. »
Un instant, il crut à une plaisanterie ou à une substitution. Le rapport de la commission Warren, chargée d’enquêter sur la mort de Kennedy était un document public, vendu un dollar en livre de poche. Il commença à lire.
A la quatrième page, il posa le document sur le dos nu de Marisa, atterré. Il comprenait pourquoi Stéphane Grelsky avait trahi, pourquoi Janos Ferenczi le traquait, pourquoi David Wise s’occupait en personne de l’affaire. Ce rapport était beaucoup plus explosif que tout ce que Julius et Ethel Rosenberg avaient pu voler à propos de la bombe atomique, dix ans plus tôt. Il y avait des noms, des précisions, des explications données avec la clarté d’un rapport de gendarmerie. De quoi porter à l’Amérique un coup dont elle ne se relèverait pas, aux yeux du monde entier.
Malko relut deux fois le rapport d’autopsie : Kennedy et le Gouverneur Connally n’avaient pas été frappés par la même balle. Or, d’après le film de l’assassinat pris par un amateur, c’était la condition essentielle pour qu’il n’y ait eu qu’un tireur. Ce qui était écrit là noir sur blanc était bouleversant : il y avait eu deux assassins. Oswald n’était pas seul.
Dans les pages suivantes Malko découvrit pourquoi la commission Warren s’était bornée à accréditer la version rassurante du crime d’un fou, suivi d’un autre forfait sans rapport avec le premier, l’assassinat de Lee Oswald par Jack Ruby.
Le rapport était plein de fautes de frappe. Visiblement tapé par un amateur, afin d’éviter les indiscrétions possibles d’une secrétaire. Plongé dans sa lecture, Malko ne s’était plus occupé de Marisa. Elle bougea, s’étira légèrement et passa une main sur la poitrine nue de Malko. Avec un petit grognement elle commença à le caresser, faisant exprès d’incruster ses ongles dans sa peau.
Devant son manque de réaction, elle se laissa glisser presque à ses pieds et entreprit de faire tout ce qu’elle pouvait pour ranimer son ardeur. Marisa devait avoir passé très jeune son baccalauréat de call girl ; à un autre moment, Malko eût sauté au plafond.
Mais sa lecture était de nature à tenir en échec une horde de Messalines.
Page après page, il découvrait des noms et des faits qui lui faisaient froid dans le dos. Le complot pour assassiner Kennedy se montait devant lui, avec la précision d’une bombe à retardement. Chacun avait sa place : Lee Oswald, le demi-fou qu’on manipulait, Jack Ruby, le patron de boîtes de nuit et surtout les autres, ceux dont le rapport Warren n’avait jamais parlé, les vrais coupables. Plus il avançait dans sa lecture, plus le dégoût le gagnait. Les raisons du meurtre de Kennedy étaient sordides et mesquines. Presque une querelle de clocher, mais entre des hommes tout-puissants. Toutes les réponses aux questions que l’on s’était posées après le meurtre étaient là : le second assassin, l’étrange attitude de la Police de Dallas, l’apparente impunité dont avait joui Oswald, jusqu’au crime, le curieux rendez-vous avec le policeman Tippit. Tout était logique, les morceaux du puzzle s’emboîtaient parfaitement. C’était une merveilleuse et horrible mécanique qui avait abouti à quatre coups de feu le 22 novembre 1963, à midi trente. Pas un grain de sable n’avait freiné le mécanisme. Ou plutôt si. Il y avait dix grains de sable.
A la page 38 du document que lisait Malko, s’allongeait une liste de dix noms :
Warren Reynolds, témoin de l’assassinat de Tippit ;
Nancy Mooney, témoin du meurtre de Warren Reynolds ;
Domingo Benavidés, autre témoin du meurtre de Tippit ;
Alonso Benavidés, le frère du précédent ;
Bill Hunter, journaliste, ami de Ruby ;
Jim Kœthe, journaliste, ami de Ruby ;
Tom Howard, ami de Ruby ;
William Whaley, chauffeur de taxi ayant conduit Oswald ;
Dorothy Killgallen, journaliste, confidente de Ruby ;
Lee Bowers, cheminot de garde près du lieu de l’attentat.
Chacun, d’après le rapport que lisait Malko, détenait une parcelle de vérité.
Tous étaient morts.
Warren Reynolds, d’une balle dans la tête. Nancy Mooney, pendue dans une cellule de prison. Domingo Benavidés, abattu par des inconnus. Alonso Benavidés, abattu par des inconnus.
Dorothy Killgallen, trouvée morte dans son appartement. Cause du décès inconnue.
Bill Hunter, tué accidentellement dans un commissariat. Jim Kœthe, assassiné dans son appartement.
Tom Howard, mort à l’hôpital de Dallas. Cause de la mort inconnue. William Whaley, mort dans un accident de voiture. Lee Bowers, mort dans un accident de voiture. A la suite de cette énumération macabre, une phrase donnait gros à penser : « L’enquête sur ces disparitions n’est pas terminée, mais il est d’ores et déjà prouvé que certaines auraient un rapport direct avec l’assassinat du Président ». Malko avait envie de bondir de son lit.
Ceux qui avaient effectué cette enquête avaient éprouvé le même sentiment. Pourquoi, sachant ce que révélaient ces pages, avait-on laissé la commission Warren enterrer l’affaire ? Il découvrit la réponse page 43. En deux noms. Deux noms qui se trouvaient certainement parmi les destinataires de cette enquête qui les accusait, ils avaient dû la lire avec un mélange de fureur impuissante et de honte. Car, en dépit de leurs efforts et de leur pouvoir, certains connaissaient la vérité : les hommes intègres qui s’étaient livrés à un énorme travail pour retrouver les coupables. Les liens des deux vrais coupables avec les exécutants et leurs motifs étaient parfaitement expliqués. Leur impunité aussi. Les mettre en cause, serait ruiner définitivement une certaine image de l’Amérique aux yeux du monde entier, lui ôtant toute prétention au leadership du monde occidental.
Cela devait rester une affaire de famille. Un jour peut-être les comptes se régleraient. Discrètement. Aucun gouvernement, même dirigé par un des Kennedy, n’accepterait un procès public.
Personne ne parlerait jamais. Lee Oswald reposait dans le petit cimetière de Dallas. Jack Ruby ne survivrait pas longtemps au cancer généralisé qu’on lui avait découvert en 1966. Les autres disparaissaient les uns après les autres dans l’indifférence générale. Ce rapport était maintenant la seule pièce du procès. Une exclamation de dépit fit sursauter Malko.