— Il y a de sacrés bibelots ici, dit Heinz d’un ton docte. Tu as vu le petit secrétaire ?
Erwin grogna et regarda sa montre :
— On y va ?
Heinz Felfe eut un coup d’œil de regret pour le meuble et fit un signe de tête :
— Suis-moi.
Ils écoutèrent une seconde dans le hall puis s’engagèrent dans l’escalier. Ils portaient tous les deux des semelles de caoutchouc et prenaient soin de marcher sur le côté des marches afin d’éviter les craquements.
Arrivés au palier, ils n’eurent pas de mal à se diriger. Marisa chantonnait, la porte de sa chambre entrouverte. Heinz passa le premier et poussa le battant.
La jeune femme était debout devant sa coiffeuse, en train de se faire un chignon. Elle ne vit pas tout de suite les deux hommes. Quand elle aperçut leur reflet dans la glace, Erwin était à un mètre d’elle.
— Ben dites donc, ne vous gênez pas !
Elle était plutôt furieuse qu’effrayée. Erwin serra les lèvres et la prit à bras le corps, lui immobilisant les bras le long du torse. Puis il la souleva comme une plume et la porta sur le lit où il la jeta sur le ventre, continuant à la maintenir. Marisa parvint à crier :
— Non, mais vous n’allez pas me violer, vous êtes dingues ou quoi ! Heinz Felfe avait refermé la porte et ses cris n’étaient pas assez forts pour parvenir à la cuisine.
Pendant que Marisa se débattait sous l’étreinte d’Erwin, Heinz Felfe avait tiré de sa poche une petite trousse. Il l’ouvrit. Elle contenait une sorte de seringue hypodermique en métal avec une petite crosse, comme un pistolet. Heinz ajusta soigneusement les différentes pièces. Il jubilait. C’est pour ces instants-là qu’il faisait ce métier. Dans sa jeunesse, il avait rêvé d’être chirurgien. N’ayant jamais dépassé le stade d’apprenti tapissier, il avait dû se rabattre sur cet ersatz. Sur le lit, Marisa se débattait désespérément. Elle sentait maintenant qu’il ne s’agissait ni d’une plaisanterie, ni même d’un viol. Mais Erwin était beaucoup plus fort qu’elle. Quand ses soubresauts devenaient trop forts, il lui enfonçait un peu la tête dans l’oreiller. Assis sur ses reins, il lui tenait les deux mains dans une des siennes et de l’autre, lui serrait la nuque. Sa robe s’était relevée jusqu’en haut de ses cuisses, mais aucun des deux hommes n’y prêtait attention. Ils n’étaient pas là pour s’amuser.
Heinz avait fini ses préparatifs. Il s’approcha du lit, ses petits yeux marron brillants de satisfaction, évitant avec soin les coups de pieds de Marisa.
— Attention, fit-il à Erwin.
Celui-ci affermit sa prise. Heinz, de la main gauche, releva rapidement les cheveux roux. D’un geste précis, il enfonça l’aiguille noire et pressa, pour faire entrer le liquide.
Cela dura une seconde à peine. Marisa poussa un petit cri. Cela ne lui faisait pas vraiment mal. Mais presque aussitôt, elle ressentit une sensation bizarre. D’abord, des picotements dans les pieds et les mains, puis la sensation que son cœur n’arrivait plus à battre. Elle voulut crier sans y parvenir. C’était comme si on l’avait plongée brusquement dans un immense réfrigérateur.
Heinz Felfe se releva et rabattit les cheveux sur la blessure minuscule. Il fit signe à Erwin de lâcher Marisa. Celui-ci se releva et tira machinalement le pli de son pantalon. La jeune femme se leva lentement sur les coudes et tourna la tête vers les deux hommes. Elle avait déjà les yeux vitreux. Elle avait froid et se sentait tout engourdie. Le produit que lui avait inoculé Heinz s’appelait Aulocardyl. Cent milligrammes suffisaient à faire descendre les pulsations du cœur de 80 à 50. Elle venait de recevoir dix fois cette dose. Son muscle cardiaque, paralysé, ne battait déjà presque plus. L’Aulocardyl, heureusement, n’était pas en vente dans les pharmacies. On le réservait aux laboratoires et à certains usages, pas tout à fait médicaux. Les deux hommes quittèrent la chambre sans se retourner. Marisa tenta d’ouvrir la bouche puis retomba.
Le hall était désert. Heinz et Erwin firent tranquillement crisser le gravier de la cour sous leurs lourdes chaussures et remontèrent dans la petite Volkswagen noire. Heinz sifflotait.
— Où on bouffe ce soir ? demanda Erwin. Encore à la Czardas Furstin ?
— Non, fit Heinz en démarrant. Je connais un petit Gasthaus sur les quais du Danube où ils ont des truites extra. Tu verras. Dans le village, ils croisèrent une grosse Jaguar noire qui tourna dans le chemin d’où ils débouchaient.
Malko était de bonne humeur. En roulant, le malaise qui l’avait saisi dans le bureau de William Coby s’était dissipé. En dépit du froid, le temps était magnifique. Il avait hâte de reprendre le cours de ses vacances interrompues, avec Alexandra. Il y avait aussi tant de choses à faire au château.
Il ne remarqua pas la Volkswagen noire qu’il croisa dans le village.
Comme toujours, Krisantem avait arrêté la Jaguar devant le perron pour que son maître puisse descendre, avant de mettre la voiture au garage.
Malko monta rapidement l’escalier. Il avait hâte de régler la question de Marisa. Avec un peu de tact, il n’y aurait aucun problème. Il passa dans sa chambre ôter son manteau et alla frapper à la porte de la jeune femme. Sans réponse, il ouvrit. Tout de suite, il aperçut le corps étendu sur le lit et sourit : le spectacle était charmant. Ses longues jambes étaient découvertes très haut et ses cheveux roux répandus autour d’elle. Malko s’approcha doucement et passa la main sur la cuisse de Marisa. Elle ne bougea pas. Il appela doucement :
— Marisa.
Comme elle ne répondait toujours pas, il lui tourna gentiment la tête.
Il reçut le choc des yeux vitreux et grands ouverts. Pas besoin d’examen pour savoir immédiatement qu’elle était morte. Mais le corps était encore souple et chaud. La mort ne remontait pas à plus d’une demi-heure.
Il l’examina rapidement. Elle ne portait aucune blessure apparente. Il inspecta les bras et les jambes de la jeune femme à la recherche d’une trace, et pensa finalement à relever les cheveux sur la nuque. La piqûre avait saigné imperceptiblement. Assez pour que Malko sache à quoi s’en tenir. Il se redressa, écœuré et songeur. C’était une méthode utilisée aussi bien par l’Est que par l’Ouest. Il ignorait la nature du poison, mais connaissait le procédé.
Il se précipita hors de la chambre. L’assassin ne pouvait être loin.
— Krisantem !
Le Turc apparut vingt secondes plus tard. Malko le mit au courant.
— Ressortez la voiture, ordonna-t-il. Je vais interroger Ilse.
A la cuisine, celle-ci raconta à Malko la visite des deux inconnus.
Il ne la laissa pas finir. De nouveau, il éprouvait une rage froide contre son métier.
Deux minutes plus tard, la Jaguar roulait à 120 sur le verglas, Malko au volant. Krisantem se tenait à la portière, le visage sombre. Il avait laissé la Remington trop encombrante, mais son vieil Astra était glissé dans sa ceinture et son lacet soigneusement plié au fond de sa poche. Ilse avait parlé de la Volkswagen. Il y avait une chance sur deux pour qu’elle soit venue de Vienne, si ce que pensait Malko était exact. Ils roulèrent près d’une demi-heure sans dire un mot. Il y avait peu de circulation, heureusement. A cette vitesse-là un coup de frein sur le verglas et c’était terminé.
La Volkswagen noire apparut soudain à l’entrée d’un virage, un kilomètre en avant. Ils n’étaient plus qu’à une vingtaine de kilomètres de Vienne. Malko déconnecta l’Overdrive pour obtenir des reprises plus nerveuses.
Erwin aperçut la Jaguar le premier, dans le rétroviseur :