— Et on dit que le crime ne paie pas, dit Malko désignant le Champagne et le caviar du canon de son pistolet.
La pièce n’était pas une chambre proprement dite. Dans un coin, il y avait un bureau massif et, en face d’une des trois fenêtres, un piano à queue. Une épaisse moquette bleu roi avec des rideaux assortis donnait à la pièce une atmosphère intime. Tout respirait le luxe de bon aloi. Kurt se débrouillait bien pour un décorateur. Un soutien-gorge se détachait sur le bois vernis du piano. Kurt suivit le regard de Malko. Il allait ouvrir la bouche quand une porte recouverte d’une glace s’ouvrit doucement et une voix fit :
— Liebe… Psst !
Moulée dans une serviette de bain qui s’arrêtait au-dessus du genou, une superbe fille brune se tenait dans l’encadrement, pas gênée du tout. Elle fit un sourire à Malko et tendit le bras pour attraper son soutien-gorge d’un geste naturel.
Puis, la beauté disparut comme une créature issue de la lampe magique d’Aladin.
Cette charmante vision n’avait pas fait oublier à Malko le but de sa visite.
— Vous tenez à quitter ce monde sur une série de bonnes impressions, dit-il froidement à Kurt. Champagne, caviar et jolie fille. Elle vous fermera les yeux.
Kurt sursauta :
— Vous êtes fou ! Qu’est-ce que vous voulez ?
— Régler un compte. Vos tueurs ont exécuté une fille, chez moi.
— Mais…
Malko s’assit sur le bord du lit, dégoûté.
— Ne faites pas l’imbécile. Vos deux types sont morts. Mais ils ont parlé avant. Pourquoi avez-vous fait tuer cette fille ?
Un peu rassuré par le ton calme de Malko, Kurt leva les yeux au ciel en étalant un énorme tas de caviar sur un toast.
— Mein lieber Kamerad, fit-il, dans toute cette histoire, je ne suis qu’un modeste « opérateur ». C’est vrai, j’ai donné des… instructions en ce qui concerne cette personne. Mais j’en avais reçu l’ordre.
— De qui ?
La voix de Kurt se fit plus douce.
— De William Coby. Lui-même les tenait de David Wise.
— Pourquoi ?
Il y eut un instant de silence et on entendit chantonner dans la salle de bains. Puis Kurt dit lentement :
— Je ne sais pas moi-même de quoi il s’agit. J’obéis, c’est tout. Comme vous. Je ne connaissais même pas cette fille. Je suis désolé pour vous si…
Malko ne l’écoutait plus. Il réfléchissait. Marisa était morte parce qu’elle avait voyagé avec Serge Goldman. Aux yeux de Wise, elle avait eu la possibilité de prendre connaissance du document. C’était assez pour la condamner à mort. Connaissant lui-même le contenu du porte-documents noir, Malko comprenait les ordres de David Wise. Personne ne devait pouvoir parler de cette histoire. Personne. Soudain, il réalisa sa situation, revit l’attitude bizarre de William Coby.
— Vous n’avez pas reçu l’ordre de me liquider, moi aussi ? Kurt leva sa coupe de Champagne.
— Vous êtes des nôtres, n’est-ce pas ?
Ses yeux clairs regardaient Malko avec une innocence infinie. Il n’y avait rien à dire. Malko réalisa à quel point ce serait futile de se battre pour une fille assassinée au nom de la raison d’Etat, et dont personne ne se préoccuperait. Kurt avait raison. L’efficacité américaine exigeait que Marisa disparaisse. Ainsi l’erreur serait complètement effacée. C’était une façon comme une autre de laver son linge sale en famille. Avec le sang des autres.
Kurt sentit l’hésitation de Malko. Il brandit sa coupe d’un air moqueur :
— Vivez, mon vieux, pendant que vous êtes vivant. Ne pensez pas aux morts, surtout aux morts inutiles. Il n’y a rien qui s’oublie plus facilement. Prenez exemple sur moi. Chaque jour, j’essaie d’obtenir de la vie le maximum de plaisir. On ne sait pas combien de temps cela durera.
A regret, Malko se leva. Cela n’aurait servi à rien d’abattre Kurt. Il disait la vérité. Lui aussi n’était qu’un instrument.
— J’espère quand même ne pas vous revoir, dit Malko froidement.
— Personne ne vous y force, fit Kurt sarcastique. Mais si vous faites ce métier, ayez au moins le courage de vous salir les mains. Sur cette flèche du Parthe, il sauta de son lit et disparut dans la salle de bains.
Krisantem s’était discrètement retiré dans le couloir du maître d’hôtel.
— Allons boire un verre à l’Eden, proposa Malko. J’ai envie de me soûler.
L’Eden Bar était le bar en vogue à Vienne. Une ambiance discrète et des murs de velours rouge.
Ils arrivèrent dans la Rauhensteig et Krisantem trouva une place juste en face de Steffel, le grand magasin de Vienne. Ni l’un ni l’autre ne remarquèrent une Mercédès 250 noire avec quatre hommes à bord qui les avait pris en filature depuis le domicile de Kurt von Hasel. Elle s’arrêta un peu plus loin, mais les quatre hommes ne descendirent pas.
Malko retrouva avec plaisir les murs rouges de temps de chien, il n’y avait encore personne. Il choisit une table près du grand bar d’acajou et commanda une vodka et un jus d’orange. Il ne voulait plus penser.
Il but sa vodka et en commanda une autre. Krisantem maussade, trempait à peine les lèvres dans son jus d’orange. Il ne buvait jamais d’alcool, comme un bon musulman.
Au bout d’une demi-heure, Malko en eut assez. Il paya et sortit.
— Allons faire un tour au Sacher. Ilse m’a demandé de lui ramener une sachertorte. Elle en ferait une maladie si j’oubliais. Le portier galonné du Sacher accourut au-devant de la Jaguar et ouvrit la portière. Malko descendit et dit à Krisantem de laisser le portier garer la voiture. Puis il rentra dans le hall solennel. Les élégantes de l’ancienne Vienne n’étaient pas encore là. Malko s’approchait de la vitrine contenant les pâtisseries quand une explosion assourdissante ébranla l’hôtel Sacher. Les deux grandes glaces encadrant la porte à tambour volèrent en éclats, projetant des morceaux de verre, dans tout le hall. Un petit chasseur en livrée fut projeté à dix mètres et atterrit sur les genoux de trois honorables Américaines. Blessés par des éclats de verre, des gens se mirent à hurler. Sans se consulter Malko et Krisantem foncèrent à travers le hall dévasté et sortirent.
Juste en face de l’hôtel, il y avait un panache de flammes et de fumée noire. Dans un amas noirâtre, on reconnaissait la calandre de la Jaguar, froissée en boule.
Les deux hommes approchèrent aussi près qu’ils le purent du brasier. La voiture était vide. Il n’y avait plus de portières, ni de capot.
Ce qui restait du portier du Sacher était accroché à un réverbère, à vingt mètres de là. Il manquait la tête et un bras. Le malheureux portait encore des lambeaux de sa livrée. Pendant que Malko regardait ce spectacle d’horreur, un chauffeur de taxi accourut en hurlant. Un volant tordu avec une main encore accrochée dessus venait d’atterrir sur son capot. A deux cents mètres à la ronde, il y avait des choses innommables et des morceaux de ferraille. Le capot soufflé était plaqué contre l’un des balcons de l’hôtel.
Autour de la Jaguar, trois voitures brûlaient. Le portier était en train de la garer quand elle avait explosé.
Une foule silencieuse commençait à s’amasser autour du brasier. C’était un miracle qu’il n’y ait pas eu de passants au moment de l’explosion.
On entendit sur le Ring approcher des sirènes. Déjà, deux policiers affolés faisaient circuler les gens. Ils avaient descendu ce qui restait du malheureux portier et avaient jeté une couverture dessus. Malko tira Krisantem par le bras. Les deux hommes s’éloignèrent en silence. Le Turc avait un tic nerveux au coin de la bouche et Malko, en dépit du froid, dégoulinait de sueur.
Ils marchèrent jusqu’à la place de l’Opéra et montèrent dans un taxi.
— Rupelstrasse 27, dit Malko. C’était l’adresse de Hertz.