Il passa le village de Triesten sans que la situation se modifie. Les deux autres voitures, une Kapitan et une Borgward, avaient rejoint. De nouveau, il y eut une grande ligne droite. C’était le moment. Malko donna deux coups de klaxon. Aucune voiture n’arrivait en face. Il freina et stoppa sur le bas-côté, puis sauta de la voiture, la Remington à la main.
Krisantem avait donné un violent coup de volant, mettant l’Opel en travers de la route. Surpris, le conducteur de l’Austin freina et vint s’arrêter à un mètre de la station-wagon. C’était le type au crâne rasé qui conduisait. Krisantem avait déjà bondi. Sa portière s’ouvrant vers Malko, il était protégé par la carrosserie de l’Opel. Rapidement, il donna un tour de clef à la portière et courut à la Mercédès. Le type aux dents de lapin jaillit de l’Austin. L’explosion de la Remington fit tomber la neige des arbres et l’affreux vola en arrière, comme frappé par un poing invisible. On ne lui dirait plus jamais qu’il avait des vilaines dents. Il n’en avait plus. Encore un, mûr pour la prière des agonisants. Malko tira encore deux fois, dans les pneus de l’Opel qui explosèrent.
Le Turc avait déjà sauté dans la Mercédès. Malko remonta et démarra. Les autres en avaient pour cinq bonnes minutes à pousser la voiture sur ses pneus crevés.
Déjà, dans l’Austin, l’homme en manteau de cuir noir téléphonait. Lui aussi avait une bonne tête. Pourtant il y avait une bonne centaine de personnes qui l’auraient volontiers cloué à une porte comme une chouette si elles l’avaient trouvé.
Ils roulèrent très vite pendant une vingtaine de kilomètres. Il fallait encore une demi-heure à Malko : le temps d’arriver jusqu’à l’aéroport où ils tenteraient de prendre un avion. Il n’avait rien retenu à l’avance au cas où sa ligne aurait été surveillée. Soudain Krisantem sursauta :
— Regardez.
Droit devant eux un hélicoptère survolait la route. Il volait à une cinquantaine de mètres d’altitude dans la même direction. Malko chercha à apercevoir ses marques distinctives. L’hélicoptère vira et il vit la lettre « D » indicative de l’Allemagne. C’était un biplace à turbine, un appareil français.
— Ce sont eux, murmura Malko. Ils avaient pensé à tout.
L’« Apparat Gehlen » ne faisait pas mentir sa réputation d’efficacité. Il appuya sur l’accélérateur. La vitesse était sa seule sauvegarde. L’hélicoptère fit un bond en avant comme s’il s’enfuyait. Mais il s’arrêta à droite sur la route, à très basse altitude. Quand la voiture passa à sa hauteur, Malko vit une lueur rouge-orange. Presque aussitôt, un trou étoilé apparut dans la glace arrière gauche. Krisantem jura et baissa sa glace pour passer le canon de la Remington. Mais l’hélicoptère était déjà loin derrière eux. Les deux hommes se regardèrent.
— Il a un fusil à lunette, remarqua Malko et un silencieux. Il peut nous tirer comme des lapins.
Tendus, ils attendirent la seconde attaque.
Le grondement de l’hélicoptère se rapprocha. Il y eut un « bang » sonore et un trou apparut dans la moquette qui recouvrait l’arbre de transmission, à deux centimètres de la main de Malko. Le même trou dépareillait le velours gris du pavillon. L’hélicoptère les doubla et s’inclina sur la gauche. Malko eut le temps de voir parfaitement un homme assis à côté du pilote, un long fusil sur les genoux. Il avait ôté la porte pour être plus à l’aise et portait un casque blanc, comme un coureur automobile.
Malko le vit parler au pilote. L’hélicoptère avança un peu, descendit et s’immobilisa à quelques mètres du sol, les pales de son rotor faisant bruisser l’air, à cent mètres de la voiture. Krisantem s’exclama :
— Arrêtez !
La Mercédès s’immobilisa en vingt mètres. Déjà le Turc sautait à terre, le lourd fusil à la main. Le pilote de l’hélicoptère donna un coup de gaz et l’appareil remonta venant vers eux. Le canon du fusil pointait par la porte. Pour un tireur de cette classe, la voiture arrêtée était une cible facile.
Krisantem s’allongea sur le dos à même le sol gelé de la route, laissant venir l’hélicoptère à lui.
On sentit l’hésitation du pilote car l’appareil tangua. Mais le tueur dut lui donner l’ordre d’avancer. Il fonça sur la voiture. Krisantem commença à tirer quand il fut à trente mètres. Le bruit de la turbine était si assourdissant que l’on entendit à peine les coups de feu. Les deux premiers se perdirent. Le troisième perça un gros trou dans le plexiglass du cockpit. La quatrième balle du Turc fit éclater le tableau de bord. Le gros appareil passa au ras de la Mercédès, avançant comme un crabe, tournoya et fila au ras du sol le long d’un champ. Le pilote semblait ne plus en avoir le contrôle. Krisantem se releva et sauta dans la Mercédès. Malko embrayait déjà. L’hélicoptère avait disparu derrière un rideau d’arbres et ne réapparut pas. L’aéroport de Schwechat n’était plus qu’à sept kilomètres.
Quand la Mercédès s’engagea dans la petite route conduisant au terrain, les voitures poursuivantes n’avaient pas reparu. Malko avait conduit comme un fou, sans souci du verglas et de la glace.
— Je vais essayer de partir, dit Malko. Mais il faut prévoir le pire. Voici ce que vous allez faire.
Après avoir écouté ses instructions, Krisantem alla garer la Mercédès dans le parking. Malko pénétra dans le petit hall de l’aérogare et alla droit au comptoir des Austrian Airlines.
— Quel est le prochain départ ? demanda-t-il à une blonde coiffée d’un petit béret coquin.
— Pour où, Monsieur ?
— N’importe où.
Elle dissimula sa surprise sous un sourire commercial et se plongea dans ses horaires.
— Dans une heure dix, annonça-t-elle. Un vol Lufthansa à destination de Cologne et Hambourg. Je vais voir s’il y a encore de la place.
— Parfait, dit Malko.
Elle téléphona à la Lufthansa et reçut une réponse immédiate.
— Touriste ou première ?
— Première, dit Malko.
Autant mourir dans le luxe. Pendant que la fille rédigeait le billet, il surveillait la porte. Chaque seconde qui passait était une seconde gagnée.
Ils apparurent au moment où il allait se diriger vers l’entrée B, sur la droite, réservée aux vols internationaux. D’abord le petit au crâne rasé, l’air triste, puis les deux malabars à la nuque taurine. Enfin celui qui téléphonait. Tous très calmes et paisibles. Leurs yeux balayèrent lentement le hall. Ils virent Malko mais aucun ne broncha. D’un pas tranquille, le petit au crâne rasé alla s’asseoir sur un banc en face de lui son feutre posé sur ses genoux. Les autres disparurent. Ce qui ne rassurait pas Malko. Pourtant il était décidé à partir coûte que coûte. Il avait son billet et sa carte d’embarquement. Le hall était l’endroit le plus sûr. Les autres ne se risqueraient pas à l’approcher ; le sachant armé, et au milieu de la foule ils ne tenteraient rien. C’étaient des gens qui avaient horreur du scandale.
Malko commença à faire les cent pas entre le comptoir Hertz et la marchande de journaux. Il y avait plusieurs vols en partance et pas mal de voyageurs, surtout des hommes d’affaires. La présence du type au crâne rasé l’inquiétait. Il pouvait très bien avoir un pistolet avec un silencieux et abattre Malko au moment où ce dernier passerait devant lui. En tirant à travers son chapeau, par exemple. Et Malko pouvait difficilement passer la douane pistolet au poing. Les Autrichiens sont bons vivants, mais quand même… Il attendit le dernier appel de son vol, accoudé au comptoir Panam. Le type n’avait pas bougé. Il ne regardait même pas dans sa direction. Malko s’avança tranquillement vers un policier en uniforme qui réglait la circulation des taxis. Un bonhomme rondouillard sanglé dans un imperméable blanc, en vynil.