Выбрать главу

L’intermède de la voiture l’avait fatigué. Il se déshabilla et prit une douche, après avoir caché son pistolet sous son matelas et vérifié la fermeture de la porte et de la fenêtre. On ne sait jamais. Puis il s’endormit, moulu et presque détendu.

* * *

Krisantem n’arrivait pas à ne pas avoir l’air inquiétant. Les deux filles de Thala le regardaient du coin de l’œil, tout en buvant leur café. Leur mère était déjà légèrement maquillée et moulée dans une robe de chambre en brocart vieil or. Malko jeta un regard de reproche à la barbe de Krisantem : il avait l’air de ce qu’il était en réalité : un bandit de grands chemins d’Anatolie.

Mais les meilleures choses ont une fin. La dernière miette de bretzel avalée, Malko prit congé de son hôtesse. Elle accompagna les deux hommes sur le perron. Il avait encore neigé pendant la nuit et la Mercédès était couverte d’une couche blanche. Krisantem mit le moteur en marche. Thala posa la main sur le bras de Malko.

— Si vous avez besoin de moi…

C’était une clause de style, mais ça fait toujours plaisir. Les yeux jaunes de Malko pétillèrent et il s’inclina sur la main encore grasse de crème :

— Küss die Hand, Gräfin. Je vous remercie infiniment de votre hospitalité.

La Mercédès fit crisser la neige. Après avoir roulé quelques minutes sur les petites routes verglacées de la colline, Malko s’arrêta au coin de Lainzerstrasse, la grande avenue qui descendait vers le Ring. Déjà, des tramways passaient en brinquebalant, bourrés de banlieusards. Qu’on était loin des trams joyeux de San Francisco ! Ceux-là n’étaient que des véhicules fonctionnels, imprégnés de sueur et de bière. Derrière leurs vitres sales on ne voyait que des visages fermés et las. Où était la Vienne joyeuse d’Offenbach ? Malko eut un bref coup de cafard. C’était son pays et pourtant il aurait voulu être à des milliers de kilomètres de là et surtout ne pas avoir de tueurs à ses trousses. Pouvoir réfléchir sans se dire qu’on va recevoir une balle dans la tête, tirée par un type qui vous considère juste comme un lapin. Krisantem interrompit ses sombres pensées.

— J’ai une idée, annonça-t-il.

— Sur quoi ?

Krisantem prit l’air à la fois embarrassé et angélique.

— Je connais un endroit où personne ne vous cherchera.

— Où ?

Le Turc semblait de plus en plus embarrassé.

— Vous avez entendu parler des derviches ? Malko tombait des nues.

— Oui, vaguement, c’est une secte religieuse musulmane. Et alors ? Krisantem sourit modestement :

— Je suis un derviche.

Malko le regarda comme s’il lui avait annoncé qu’il se transformait en femme.

— Vous !

Krisantem leva la main.

— Oh ! mais ce n’est pas du tout ce que vous imaginez ! Nous sommes très pacifiques, pas comme les derviches hurleurs. Bien que le gouvernement d’Ataturk ait fait fermer nos Téké, nos temples, une fois par an, nous avons le droit de nous réunir en Turquie.

— Mais enfin, fit Malko un peu agacé, vous ne vivez pas dans un temple.

Krisantem sourit, de plus en plus modeste.

— Mais qu’est-ce que je ferais, moi, dans ce… téké. Je ne suis ni musulman ni derviche.

— Oh ! ils ne sont pas sectaires ! fit Krisantem bonhomme ; d’abord moi, je suis derviche ; ensuite, ils ont besoin d’argent pour entretenir leur temple. Si vous les aidez un peu… Personne ne viendra vous chercher là. L’entrée est interdite aux étrangers durant la cérémonie. D’ailleurs les derviches hurleurs qui sont assez impressionnants… Malko le coupa :

— Qu’est-ce que je vais faire moi ? Hurler ou tourner ?

— Rien du tout, fit Krisantem, apaisant. Il y a des petites cellules pour les novices. Personne ne vous demandera rien.

— Et vous ? Vous allez vraiment tourner en psalmodiant ? Krisantem baissa les yeux.

— Oui. On est derviche de père en fils. Mon père l’était. J’ai été initié à vingt ans. Depuis, je suis régulièrement les séances. Vous verrez, c’est très joli, très poétique…

Après tout pourquoi pas ? Les guerres de religion ont tué assez de monde.

— Où se trouve ce temple ? demanda Malko.

— Dans le deuxième district, pas loin du Danube.

Il n’y a pas besoin de vivre dans un temple pour être derviche. Depuis que l’ordre est interdit par la loi en Turquie, nous nous contentons de réunions annuelles pour les prières et les initiations. Le reste du temps, nous vivons normalement.

— Qu’est-ce que cela vient faire ici ? Nous sommes à Vienne, pas en Turquie.

— Justement, à Vienne, il y a un téké. Or, nous sommes dans la seconde semaine de décembre. Pendant dix jours nous… Je veux dire la congrégation va se réunir dans le téké.

— Ecoute, ce n’est pas le moment de plaisanter, dit Malko sèchement. Nous sommes en Autriche pas au pays des Mille et Une Nuits.

— Je ne plaisante pas, dit Krisantem. Je vous ai dit que le gouvernement turc avait interdit les derviches. Aussi, ils se sont réfugiés dans différents pays. Au Maroc, en Perse et en Autriche. Pendant la guerre, ils ont été pourchassés par les nazis mais maintenant, la communauté s’est reformée.

— Enfin, vous n’allez pas me dire qu’il y a un temple de derviches à Vienne ?

— Si, bien sûr, le temple est fermé au public et habité seulement par deux prêtres derviches qui l’entretiennent toute l’année. L’immeuble se trouve dans le Judengasse, près du quai Birgitta.

— Bon. Allez voir avec la voiture. J’ai une idée. Je vais aller visiter le château de Schönbrunn. Ça prendra deux heures et personne ne viendra m’y chercher.

— Je serai là dans deux heures au plus tard, fit Krisantem.

Le Turc prit le volant. Deux minutes après, il déposait Malko sur l’esplanade de Schönbrunn. Décidément Krisantem réservait bien des surprises. Tueur à gages consciencieux, il s’était révélé excellent majordome. Et maintenant, il était grand-prêtre derviche…

Malko se mêla à la foule clairsemée des touristes, paya les 5 schillings et entra. Au point où il en était, il était ouvert à toutes les suggestions.

* * *

Lorsque la Mercédès reparut, Malko faisait le pied de grue depuis dix bonnes minutes.

— C’est arrangé, annonça Krisantem. Il faudra seulement que vous fassiez un don de 10.000 schillings à la communauté. Quand vous partirez, ajouta-t-il vivement.

On ne discute pas avec les gens qui vous sauvent la vie. Brusquement, Malko reprit espoir. Avec un peu de temps et de sécurité, il trouverait une solution à cette situation sans issue. Même s’il devait téléphoner au Président des U.S.A., lui-même.

— Laissons la Mercédès au parking des touristes, proposa Malko. Personne ne la remarquera. Prenons un taxi.

Ils prirent chacun leur valise dans le coffre. A regret, Krisantem abandonna la Remington dans le coffre.

— Elko, vous me sauvez la vie, remarqua Malko.

— Vous me l’avez sauvée à Istanbul, dit simplement Krisantem. Dans le taxi, Malko voulut en savoir plus sur les fameux derviches.

— Ce sont des hommes très sages, dit gravement Krisantem. La secte a été fondée en 1247 par un Turc, Mevlana. Quand il mourut, même les chrétiens et les juifs vinrent à son enterrement. Son mausolée existe toujours en Anatolie, à Konia qui est devenu une ville sainte.

— Le dervichisme, c’est une école de pensée et de poésie, en même temps qu’une religion…

Cela faisait un drôle d’effet à Malko d’entendre parler ainsi Krisantem, tueur à gages. A qui se fier !

Ils arrivaient dans le centre de Vienne ; le taxi prit le Schottenring et ralentit.