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Un hurlement satanique ébranla les vieilles pierres humides de la cellule de Malko. Réveillé en sursaut, il saisit son pistolet à tâtons et le braqua sur la porte. Elle était close. Un second cri tout aussi inhumain que le premier le précipita vers l’ouverture en forme de vitrail donnant sur le patio. Cela venait de là. Enfilant son pantalon il colla son visage au quadrillage de fer forgé. Alors il recula d’horreur.

Un visage de cauchemar se balançait à un mètre de lui. Les yeux blancs complètement révulsés, une bave rose coulant de la bouche dans la barbe, et, au milieu du front : le clou.

Enorme, long et rouillé, planté entre les deux yeux, il évoquait un dessin surréaliste. Pas une goutte de sang. Malko se demanda s’il n’était pas le jouet d’une hallucination. Mais l’homme était bien réel. Vêtu d’une robe noire, il oscillait lentement d’avant en arrière, les mains cachées dans les larges manches de son vêtement de lin. Sa tête dodelinait, comme celle d’un somnambule. Derrière lui, Malko aperçut un groupe de musiciens impassibles, accroupis sur une natte. Ils soufflaient dans des instruments bizarres d’où sortaient des sons aigrelets et séraphiques. Accroupi, un autre attendait devant deux petits tambourins.

Brusquement, il le frappa, presque sur un rythme de jazz. Le danseur poussa une fois encore le hurlement sauvage qui avait réveillé Malko. Sa main droite jaillit de sa robe, armée d’un petit maillet en bois doré. De toutes ses forces, il frappa le clou !

Malko ressentit dans tous les os, le choc de l’acier s’enfonçant dans les os du crâne. La pointe avait disparu d’un demi-centimètre de plus. Le danseur s’immobilisa, tétanisé. Ses yeux roulèrent plus vite, puis il reprit son lent balancement, bercé par la musique discordante.

— Bon Dieu ! il va se tuer ! dit Malko tout haut. La silhouette en perpétuel balancement le fascinait comme un cobra.

Et ce clou ! On avait envie de grincer des dents, de l’arracher. C’était inhumain.

— N’ayez pas peur, fit une voix derrière lui. Krisantem était entré silencieusement. Il était, lui aussi, vêtu d’une longue robe jusqu’aux chevilles.

— Elko, vous n’allez pas… Krisantem secoua la tête, très digne…

— Non. Lui, c’est un derviche-hurleur. Ils sont très rares maintenant. Nous ne sommes pas tout à fait d’accord avec eux sur certains points de doctrine, mais c’est un très saint homme.

— Il va se tuer !

Le Turc secoua la tête.

— Non. Il est en état de transe. Il ne craint rien. Quelquefois, il se frotte la peau avec des charbons ardents qui ne laissent même pas de marques{Tout cela est rigoureusement authentique.}.

— Il doit pouvoir se rendre imperméable aux balles, aussi.

— Je pense, dit Krisantem. C’est un très saint homme.

— On devrait lui demander la recette.

— Il ne pourrait pas la donner. C’est une maîtrise de l’âme avant tout. Il n’a pas peur de la mort…

Malko sursauta. Un nouveau coup de maillet venait d’enfoncer le clou un peu plus. Le hurlement lui donnait la chair de poule.

— Mais ce clou, demanda-t-il, quelle longueur a-t-il ?

— Huit centimètres.

— Et il s’enfonce ça dans le crâne, sans en mourir, ou devenir idiot ?

— Oui.

Krisantem semblait trouver cela tout naturel. Malko avait jeté son pistolet sur le lit et ne quittait plus l’homme des yeux. Maintenant, il dansait une sorte de ballet autour d’une ligne imaginaire. On ne voyait presque plus le clou.

Le danseur se mit à pousser une plainte continue en tournant lentement sur lui-même. Peu à peu ses bras s’élevaient vers le ciel. Il rouvrit les yeux. Ils étaient extatiques et exprimaient une joie ineffable ! Il se détendit d’un bloc, parut toucher la verrière et tomba en arrière comme une masse, ne bougeant plus. La musique s’arrêta.

— Il est mort, souffla Malko.

— Non. Il va se réveiller dans quelques heures. Il est seulement en crise mystique.

Quatre autres derviches apparurent. Ils soulevèrent le corps avec précaution et l’emportèrent, marchant de front. La tête pendait comme celle d’un cadavre. Les musiciens posèrent leurs instruments.

Malko s’ébroua. Il était en train de perdre le sens des réalités et du temps.

— Je vais vous quitter pour un moment, dit Krisantem. Nous avons une cérémonie maintenant. Je dois danser.

Il s’inclina respectueusement et sortit, suivi par le regard rêveur de Malko.

Cela faisait cinq jours qu’il était là. Cent vingt-cinq heures de tension. Depuis trois jours déjà, il avait terminé sa reconstitution. Rigoureusement uniforme à l’original, il en était sûr. Un document accablant. Après l’avoir lu, on comprenait pourquoi et comment était mort John Kennedy. Et surtout qui avait voulu cette mort. Si un jour quelqu’un montait à la tribune de l’O.N.U. avec cela sous le bras, une bonne douzaine de personnes se suicideraient avant qu’il ait soufflé dans le micro. Il était un peu grisé en pensant que peut-être le monde ne connaîtrait jamais ce secret. A moins que beaucoup plus tard, dans un autre siècle, on l’apprenne dans les manuels d’histoire. Et ceux-là même qui haïssaient les coupables le faisaient traquer. Parce que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.

Il avait fait tout ce qui était humainement possible pour sauver sa vie.

Il avait expédié le document et une lettre à Foster Hillman, à son domicile personnel. Personne d’autre que lui ne l’ouvrirait. Malko assurait Hillman de sa loyauté, lui résumant l’histoire qu’il devait forcément connaître. Mais il lui disait aussi qu’il n’avait pas envie de mourir. Et qu’à défaut d’une révision de son sort, lui, Malko se verrait obligé de porter à la connaissance du monde le dossier K. Après, cela ferait beaucoup de monde à tuer.

Evidemment une copie n’avait pas la valeur de l’original avec les signatures. Mais les noms et les précisions existaient encore. Malko avait calculé que Foster Hillman ne prendrait pas le risque. Qu’il rappellerait les tueurs. Il y avait toujours le risque qu’après, il soit tenté de revenir sur sa parole. C’était la partie la plus délicate du pari : Hillman était un protestant intègre et droit. Il ne se renierait pas.

Evidemment s’il décidait de ne pas tenir compte du chantage de Malko, l’escalade était terminée.

Malko avait décidé de laisser s’écouler un laps de temps suffisant pour être sûr qu’il ait reçu la lettre et d’aller ensuite directement à l’Ambassade afin d’entrer en contact par l’intermédiaire du télétype codé.

William Coby ne prendrait pas la responsabilité de s’y opposer. C’était quitte ou double.

Quelle affreuse impression d’être traqué par ceux dont il était l’allié depuis si longtemps.

Pour effacer l’abominable vision du derviche-hurleur, il se versa un peu de vodka. Stylé, Krisantem en avait mis une bouteille dans sa valise. Malko grillait d’agir. L’inaction lui pesait de plus en plus. Les musiciens qui n’avaient pas bougé reprirent leurs instruments : la musique aigrelette recommença. Il jeta un coup d’œil sur le patio. Il y avait trois joueurs de flûte, debout deux joueurs de tambourin et une sorte de violoniste, plus un récitant.

Les derviches entrèrent, à la queue leu leu. Krisantem était le quatrième. Malko en compta huit. Tous étaient vêtus de la longue robe de lin grège et coiffés d’une sorte de fez conique, entouré à la base d’une garniture de tissu. Ils avançaient les bras croisés et les yeux baissés, pieds nus. Ils prirent place à droite du patio. Malko remarqua alors que de grosses chevilles de bois sortaient du sol près de chaque derviche. C’était bien organisé.

Chacun d’eux avança le pied gauche et inséra la cheville entre ses orteils. Puis, très lentement, ils commencèrent à tourner, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. En même temps une mélopée très lente domina la musique : les derviches chantaient presque sans desserrer les lèvres.