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Malko ne perdait pas Krisantem des yeux. Rien ne le distinguait des autres. Lui aussi avait fixé son pied nu à la cheville de bois et tournait. Brusquement, la musique et le chant s’arrêtèrent ensemble. On n’entendit plus que le froissement soyeux des robes et le frottement des pieds nus sur le bois poli. Les derviches tournaient de plus en plus vite.

Prenant appui sur leur pied fixe, ils se poussaient comme s’ils étaient sur une invisible trottinette. On aurait dit des automates montés sur un pivot.

La musique recommença.

Ils tournaient de plus en plus vite. Une rotation qui devenait vertigineuse. Malko regarda sa montre et sursauta : la cérémonie durait déjà depuis une demi-heure !

Maintenant, la moitié des derviches avaient un bras levé vers le ciel et l’autre vers le sol. Krisantem avait expliqué à Malko la signification de ce geste : c’était la communion entre le spirituel symbolisé par le ciel et le matériel symbolisé par le bruissement soyeux des robes, la musique étrange, ces grands oiseaux blancs, et le silence abyssal des épais murs de pierre, tout cela était fantasmagorique. Malko avait l’impression que tout allait disparaître d’un coup de baguette magique…

Ce fut presque cela.

Un bruit inattendu couvrit brusquement le son feutré des flûtes. Malko dut se forcer pour identifier un martèlement de hauts talons féminins.

Presque aussitôt, une femme apparut juste en face de lui, par la porte d’où était venu l’orchestre. Malko la reconnut instantanément : c’était la prostituée à qui il avait donné l’argent. Elle avait toujours son manteau pelé mais avait troqué ses bottes de caoutchouc pour des escarpins.

Ses grands yeux noirs s’écarquillèrent de surprise devant le spectacle des derviches. Affolée, elle regarda autour d’elle. Puis poussa un cri aigu :

— Achtung !…

Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Il y eut trois explosions assourdies couvertes par le bruit de l’orchestre, et la fille fut projetée en avant comme par une main invisible.

Son corps s’affala près de l’orchestre et son sac s’ouvrit. Elle eut deux soubresauts et mourut.

Malko avait déjà son pistolet à la main. Trois hommes apparurent, par la porte où s’était précipitée la fille et s’arrêtèrent, visiblement stupéfiés du spectacle. Il ne les connaissait pas. L’un avait le type mongol accentué, les deux autres des têtes rondes et rougeaudes de tueurs aux abattoirs. Tous trois avaient des pistolets à la main. Si la fille n’avait pas donné l’alerte, ils auraient eu tout le temps de contourner le patio et de surprendre Malko par-derrière. Il ne saurait jamais comment elle était parvenue à entrer avant eux. Ainsi, ils l’avaient retrouvé. Et Foster Hillman n’avait pas tenu compte de sa lettre. Malko, pris d’une rage froide, leva son pistolet. Mais les musiciens et les derviches étaient entre lui et les tueurs… Ceux-ci se regardaient, indécis. Les derviches ne s’étaient pas arrêtés de tourner. Soudain, une explosion fit trembler le patio. Un des inconnus porta la main à sa poitrine et s’effondra en arrière. Les deux autres brandirent leurs automatiques munis de longs silencieux. Aucun des deux n’avait vu d’où était parti le coup de feu. Il y eut une seconde pendant laquelle il ne se passa rien. Krisantem continuait à tourner comme les autres, mais maintenant sa main droite serrait son vieil Astra tirant ses balles enduites d’ail… Derviche, mais consciencieux…

Malko le vit sortir rapidement l’arme de sa manche et tirer, sans cesser de tourner. Cette fois, la balle rata son but. Les deux tueurs survivants échangèrent quelques mots rapides puis levèrent en même temps leurs armes et commencèrent à tirer dans le tas. On aurait dit un crépitement de bouchons de Champagne. Trois derviches tombèrent, de larges taches de sang s’élargissant sur leurs robes.

Cette fois, ce fut la panique. Les pauvres derviches partirent dans toutes les directions. Les musiciens avaient posé leurs instruments et regardaient les tueurs, ébahis. Krisantem s’était jeté à terre. La ligne de mire de Malko était dégagée. Il tira et un petit trou bien net apparut au milieu du front du Mongol. Sans un mot, il plongea en avant, lâchant son pistolet sur le joueur de tambourin qui poussa un cri perçant.

Le troisième tueur visa un des derviches soigneusement, comme au stand. Cette fois, c’est la pétoire de Krisantem qui cracha dans un bruit épouvantable. Le type se plia en deux et sa balle ricocha sur le dallage. Malko et Krisantem tirèrent en même temps et leurs deux projectiles firent tressauter le corps au moment où il tombait. Sa main crispée pressa encore sa détente deux fois dans le sursaut de l’agonie. Son chapeau roula par terre et il ne bougea plus. Krisantem se releva d’un bond. En un clin d’œil il se débarrassa de sa robe et passa à ses pieds des sandales à lanières. Malko faisait déjà le tour, par le couloir. Ils se rejoignirent devant les sept cadavres. Krisantem glissait un autre chargeur dans son Astra. Son visage était sombre. Il lui jeta :

— Ils ont tué trois frères.

Malko pensa au proverbe d’Istanbul : « Si le Turc crie, que Dieu vous garde, non seulement le chien, mais le lion tressaillent ».

— Il doit y en avoir d’autres, dit-il à Krisantem.

Le Turc inclina la tête sans répondre. Malko en tête ils sortirent du téké par le couloir sombre. La porte d’entrée était ouverte. Ils clignèrent des yeux, éblouis par la neige ruisselante de soleil qui recouvrait la rue et les toits. Pas assez cependant pour ne pas repérer un homme debout au coin de la Synagogue, l’éternel feutre vert enfoncé bien droit et le loden étroitement boutonné. Il sursauta en voyant Krisantem et Malko hésiter une seconde, et partit en courant. Le Turc doubla Malko. L’homme avançait difficilement, gêné par le verglas. Il bouscula un éventaire de vieux surplus américains qui se répandirent par terre. Les sandales de corde de Krisantem glissaient beaucoup moins. Il rejoignit l’homme au moment où ce dernier s’engageait dans un petit escalier conduisant aux quais du Danube. Cela ne fit aucun bruit. De loin, on aurait dit deux vieux amis tombant dans les bras l’un de l’autre. Mais quand Malko arriva à leur hauteur, le tueur agonisait, le lacet déjà profondément enfoncé dans les chairs. Il se griffait la gorge mécaniquement pour tenter d’arracher le lacet. Il eut encore quelques sursauts, se détendit d’un coup et devint tout mou dans les bras de Krisantem. Le Turc le laissa glisser paisiblement sur un gros tas de neige durcie. Son visage n’avait pas changé d’expression.

— Descendons, je me demande où il allait, fit Malko.

Laissant le cadavre ils s’engagèrent sur les marches gelées. A cinquante mètres, le Danube gris et sale charriait des glaçons de plus en plus gros.

Une grosse Buick aux vitres couvertes de givre était garée juste au pied des marches. Un panache de fumée s’échappait du tuyau d’échappement. Devant, il y avait l’Austin 1100 noire de Kurt von Hasel, avec la grande antenne du téléphone. Un instant, Malko aperçut le profil de l’Autrichien puis la voiture démarra aussitôt. Pas très courageux, Kurt.

Krisantem s’approcha et tira brusquement sur la poignée de la portière avant gauche de la Buick.

Malko avait rarement vu une expression de stupéfaction plus totale sur un visage humain. Si on peut appeler ça un visage. Le type avait un bec de lièvre découvrant des dents jaunes et un haut de crâne en pain de sucre presque totalement chauve. Il n’eut pas le temps de mettre la main sur le gros pistolet posé sur ses genoux. La pétoire de Krisantem tonna et un gros trou rouge apparut dans le cou de l’homme, juste au-dessus du col de la chemise. Il s’affaissa sur le volant avec un gargouillis sinistre. Son compagnon assis à côté de lui ouvrit sa portière et fila comme un éclair. Malko tira, de la hanche.