Toutefois, même le chien a ses règles de conduite. Quelles étaient les miennes ? Comment avais-je l’habitude de me conduire ? ou plutôt comment aimais-je à imaginer que j’avais l’habitude de me conduire ?
« Il faut que le rideau se lève. » Je l’avais toujours cru et cela avait été ma raison de vivre. Mais pourquoi faut-il que le spectacle continue, étant donné qu’il en existe de si mauvais ? Mais parce que j’avais accepté d’y participer. Parce qu’il y avait un public. Parce que ce public avait payé et que chacune des personnes qui le composait avait droit à ce que vous pouviez faire de mieux. On le leur devait ainsi qu’aux metteurs en scène, aux machinistes, au directeur et au financier et aux autres membres de la troupe, à ceux qui vous avaient enseigné le métier, et à d’autres qui remontaient loin dans l’histoire, jusqu’aux théâtres en plein air où l’on était assis sur la pierre, et même jusqu’aux raconteurs d’histoires accroupis sur la place du marché. Noblesse oblige.
Je décidai que cette constatation pouvait servir pour les autres métiers. De l’art pour l’art au serment d’Hippocrate en passant par l’esprit d’équipe et le cousu main, il n’y a pas besoin de prouver ce genre de choses, elles sont essentielles dans la vie, elles seront vraies éternellement aussi loin que pourront atteindre les galaxies.
Et soudain, j’avais eu l’intuition de ce que Bonforte voulait dire. S’il existait des principes moraux qui transcendaient le temps ou l’espace, alors ils étaient vrais aussi bien pour les hommes que pour les Martiens. Ils restaient vrais sur n’importe quelle planète autour de n’importe quelle étoile. Et si les humains ne se conduisaient pas conformément à cela, jamais ils ne réussiraient la conquête du monde astral, et il y aurait une race supérieure qui leur flanquerait la pile, pour les punir de n’avoir pas joué le jeu.
Le prix de l’expansion était la Vertu.
« Pas de pitié pour les canards boiteux. » C’était là une philosophie beaucoup trop étroite pour l’étendue infinie de l’espace.
Non pas que Bonforte prêchât la douceur et la lumière :
« Je ne suis pas un pacifiste. Le pacifisme est une doctrine équivoque qui permet à un homme d’accepter les avantages d’un groupe social sans être prêt à les payer jamais, et qui par surcroît prétend donner droit à une auréole en échange d’une malhonnêteté. Monsieur le président, la vie appartient à ceux qui ne redoutent pas de la perdre. Cette loi doit être votée. » Et là-dessus, il s’était levé, et il avait traversé l’hémicycle pour défendre un crédit militaire que son parti avait rejeté au cours des réunions électorales.
Ou encore :
« Prenez parti ! Prenez parti toujours ! Vous vous tromperez quelquefois, mais celui qui ne prend jamais parti a toujours tort. Dieu nous garde des poltrons qui refusent de choisir. Levons-nous et comptons-nous. » (Ceci s’était passé en comité. Mais Penny avait eu la bonne idée de l’enregistrer sur son tompouce, et Bonforte avait mis l’enregistrement de côté, Bonforte avait le sens de l’histoire. C’était un homme qui se constituait des archives. S’il n’en avait pas été ainsi, je n’aurais pas eu grand-chose sur quoi travailler.)
Décidément, Bonforte était mon genre d’homme. Ou du moins le genre d’homme auquel j’aimerais croire que j’appartiens. C’était un monsieur. Et j’étais fier de le représenter.
Pour autant que je me souvienne, je ne devais pas dormir au cours de cette traversée. J’avais promis à Penny de me trouver à cette audience si Bonforte était encore empêché. J’avais l’intention de dormir, parce que cela ne ressemble à rien, en vérité, de monter sur la scène avec les yeux qui pendent comme des oreilles de lévriers, mais, chemin faisant, je m’étais intéressé à ce que j’étudiais, et il y avait une provision de pilules poivrées. Surprenant le travail qu’on réussit à abattre en travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et sans interruption, et avec toute la collaboration nécessaire à portée de main !
Mais pas longtemps avant l’heure fixée pour notre arrivée à la Nouvelle Batavia, le Dr Capek fit son entrée et me commanda :
— Lève ta manche ! le bras gauche !
— Pour quoi faire ?
— Parce que, quand tu te présenteras devant l’empereur, nous ne voulons pas que tu t’écroules de fatigue devant lui. Ceci va te faire dormir jusqu’à l’arrivée. A ce moment, je t’administre un antidote.
— Alors c’est qu’il ne sera pas en état de…
Le toubib ne répondit pas, mais il m’avait piqué. J’essayai de continuer à écouter le discours qui tournait. Non ! je dormais déjà. Et je ne repris conscience que pour entendre Dak m’annoncer avec beaucoup de déférence :
— Nous avons atterri sur l’astroport de Lippershey, si monsieur veut bien se réveiller…
8
Notre Lune étant une planète dépourvue d’air, un navire-torche peut y atterrir. Il n’empêche que notre Tom-Paine, qui en était un, était fait davantage pour rester dans l’espace ou s’arrêter dans les stations spatiales de service sur une orbite, à portée de navette, étant donné qu’il atterrissait sur berceau. Dommage que je n’aie pas vu ça. On dit qu’attraper un œuf sur une assiette est un jeu d’enfant en comparaison. Dak était un des cinq ou six pilotes capables de réussir ça.
Mais je n’eus même pas l’occasion de voir le Tommie dans son berceau. Tout ce que je pus admirer ce fut l’intérieur des soufflets à passagers qu’on ajusta au verrou pneumatique d’une extrémité, au tube à passagers de l’autre, tube qui nous mena à la Nouvelle Batavia et qui allait si vite qu’en raison de la gravité de la Lune, nous nous trouvâmes de nouveau en chute libre, au milieu du trajet.
Nous gagnâmes les appartements assignés au leader de l’opposition loyale, c’est-à-dire la résidence de Bonforte jusqu’aux prochaines élections. La splendeur des installations me fit rêver à ce que pouvait bien être celle de la résidence du ministre suprême. Je suppose qu’en gros, la Nouvelle Batavia est la ville de l’histoire à compter le plus grand nombre de palais. Dommage qu’on ne puisse en regarder aucun de l’extérieur. Mais ce petit inconvénient est plus que compensé par le fait que c’est la seule cité du monde impénétrable à l’action de la bombe à fusion. Ou dirais-je « pratiquement impénétrable » vu qu’il existe quelques constructions en surface qu’on pourrait détruire. Bonforte disposait ainsi d’un salon situé à flanc de falaise, avec balcon sur les étoiles et sur la Terre maternelle en personne, mais les bureaux et la chambre à coucher se trouvaient à quelque trois cents mètres de rocher au-dessous, et l’on y accédait par l’ascenseur privé.
Mais on ne me laissa pas le temps d’explorer l’appartement. Déjà je me trouvais habillé pour la cérémonie. Bonforte n’avait pas de valet de chambre, même quand il était à terre. Mais Rog insista pour que je le laissasse m’» aider ». (En vérité il m’embarrassa plutôt.) Et il en profita pour me donner les dernières instructions. Je portais l’habit de cour obligatoire : pantalon tubulaire sans forme, la jaquette terminée en pied-de-biche, plastron raide, col à oreilles et nœud blanc. La chemise de Bonforte était d’une seule pièce, sans doute parce qu’il ne se faisait pas habiller, et l’on sait que la cravate aurait dû pour bien faire être visiblement nouée assez mal pour donner les apparences de l’avoir été par des mains humaines. Mais c’est trop demander à un seul homme de s’y connaître en politique et en élégance vestimentaire.