Et moi je me disais que j’aurais dû le savoir et que ces sacrées fichues archives Farley auraient dû me l’avoir dit… Plus tard, seulement, je compris que les archives Farley n’y étaient pour rien et qu’elles n’étaient nullement en défaut, si l’on tient compte du point de vue qui avait présidé à leur origine. Je veux dire que ces dossiers étaient étudiés en vue de permettre à un homme célèbre de se rappeler des détails concernant des personnes moins célèbres que lui. Et, justement, c’était cela que l’empereur-roi n’était pas, je veux dire moins célèbre que Bonforte. Bien entendu, Bonforte n’avait aucun besoin de notes pour lui permettre de garder présent à l’esprit tel ou tel détail personnel concernant Guillaume ! Et il ne devait pas juger convenable, non plus, d’introduire des affaires privées relatives au souverain dans une documentation accessible au personnel.
(Ce qui comptait véritablement était ce qui m’avait échappé. Mais je ne vois pas, même aujourd’hui, comment j’aurais pu y remédier, même si je me fusse rendu compte en temps utile de ce que je travaillais sur une documentation tronquée dans son principe même.)
L’empereur parlait encore :
— J’y reviens, votre travail a été de toute première qualité, de grande classe. Comme vous aviez risqué votre peau dans votre Nid martien, je ne suis pas étonné que vous ayez eu le courage aussi de venir vous attaquer à moi… Dites-moi, vous ai-je jamais admiré à la stéréo ou ailleurs ?
Je lui avais donné mon nom officiel, quand il m’avait demandé comment je m’appelais. A présent je lui indiquai mon nom de théâtre. Il éclata de rire. Blessé un tant soit peu, je l’interrogeai :
— Euhhh ! vous aviez déjà entendu parler de moi, non ?
— Parler… Mais je suis un de vos supporters de toujours, un fanatique de ce que vous faites… N’empêche, vous ressemblez tellement à Bonforte que je ne puis me faire à l’idée que vous soyez vraiment Lorenzo.
— Et pourtant, c’est le cas.
— Oh ! je vous fais confiance… Mais vous savez bien, ce court métrage où vous êtes un clochard ? Vous commencez par essayer de traire une vache. Et pour finir vous ne réussissez pas non plus à voler la pitance du chat.
Si je connaissais ce court métrage !
— Eh bien, j’ai si souvent passé ma bobine qu’elle est toute usée. J’en ai les larmes aux yeux, à chaque fois. C’est à la fois comique et tragique.
— Vous avez bien compris l’esprit de la chose, Guillaume, lui dis-je. Je finis par admettre qu’en effet, mon « Pauvre Willie » s’inspirait de très près d’une œuvre peu connue d’un très grand artiste du XXe siècle, lui aussi tragiquement amuseur. Mais je préfère quand même les rôles dramatiques.
— Comme celui que vous êtes en train de jouer ?
— Ah non, pas exactement ! Pour celui-ci, une fois suffit. Et en long métrage, ça dépasserait la dose.
— Vous ne devez pas avoir tort. Bon. Eh bien, vous direz de ma part à Rog Clifton… ou plutôt non, vous ne lui direz rien du tout à Clifton. Lorenzo, je crois que nous n’avons rien à gagner à jamais révéler à qui que ce soit quoi que ce soit au sujet de la conversation que nous venons d’avoir. Si vous mettez Clifton au courant, même si vous lui dites que je vous ai dit de lui dire de ne pas se faire de souci, il va être nerveux. Et il a trop de travail à faire. Par conséquent, motus, bouche cousue.
— Selon le souhait de mon empereur !
— Pas de ça, s’il vous plaît ! On se tait parce que c’est mieux comme ça. Je regrette seulement de ne pas pouvoir rendre visite à l’Oncle Joe. Bien sûr, je ne lui serais pas bon à grand-chose. Oui ! j’appartiens à une couche qui ne guérit plus les écrouelles simplement en les touchant et je ne l’ai jamais tant regretté. Donc, pas un mot et prétendez que je n’ai pas pipé.
— Parfaitement, Guillaume.
— Vous feriez sans doute mieux de vous retirer à présent. Je vous ai beaucoup retardé.
— Je vous en prie.
— Je demande à Pateel de vous raccompagner. Ou vous sentez-vous de force à retrouver votre chemin jusqu’à la porte tout seul ?… Attendez… Non ! je suppose que cette sacrée bonne femme a encore éprouvé le besoin de mettre de l’ordre là-dedans ! Non ! Ah ! le voilà tout de même ! (Il prit un carnet, qu’il me tendit après l’avoir ouvert sur une page blanche.) Comme il est probable que je ne vous reverrai jamais, auriez-vous l’extrême obligeance de me donner un autographe avant de vous en aller ?
9
Rog et Bill se rongeaient les ongles dans le salon à ciel ouvert quand j’arrivai. Je parus, et Corpsman courut vers moi :
— Où fichtre avez-vous bien pu rester ? me demanda-t-il.
Et je répondis très froid :
— Je suis resté avec l’empereur.
— Mais vous êtes demeuré avec lui cinq ou six fois plus longtemps que vous n’auriez dû le faire.
Et j’en restai là. Notre petite discussion à propos du discours de Bonforte avait été suivie d’une période de collaboration où tout en nous supportant, nous n’avions pas enterré la hache de guerre, si ce n’est très légèrement sous mon omoplate. Mariage de convenance, non d’inclination comme on le voit. Je ne faisais aucune espèce d’effort pour me le concilier et ne voyais aucune raison d’en faire. Décidément, ses parents devaient s’être rencontrés une seule petite fois, à l’occasion d’un bal masqué. Je ne suis pas partisan des querelles entre membres d’une même troupe. Mais la seule conduite que Corpsman aurait admise de ma part, c’était celle du domestique, le chapeau à la main et très humblement :
— Oui, monsieur ! bien, m’sieur !
Et ça, je n’étais pas prêt à le lui concéder. Même pour assurer ma paix. J’étais un professionnel engagé pour exécuter une tâche professionnelle particulièrement ardue, et les professionnels n’ont pas l’habitude de passer par l’escalier de service. Et on les traite avec respect.
Donc je l’ignorai, mais je demandai à Rog :
— Où est Penny ?
— Elle est avec lui. Dak et le toubib également.
— Ah ! il est là ?
— Oui… Nous l’avons installé dans la chambre prévue pour l’épouse dans ce genre de résidence. C’est la seule chambre où nous sommes assurés qu’on n’entre pas et où cependant on peut l’atteindre pour les soins. J’espère qu’il ne vous gênera pas.
— Oh ! pas le moins du monde !
— Oui ! cela ne vous dérangera pas beaucoup, je pense. Les deux chambres à coucher touchant de part et d’autre au cabinet de toilette. Nous avons fermé la porte de celui-ci. Elle est insonorisée.
— Cela paraît tout à fait raisonnable… Comment est-il ?
— Mieux. Beaucoup mieux. Dans l’ensemble. Il a sa tête à lui presque tout le temps… maintenant… Vous pouvez entrer le voir, si vous voulez.
— Combien de temps, d’après le Dr Capek, faudra-t-il encore avant qu’il puisse se montrer en public ?
— Difficile à dire. Pas longtemps.
— Combien de temps ? deux ou trois jours ? Assez peu de temps pour que nous puissions annuler tous les rendez-vous ? pour que nous puissions le rendre invisible ? Rog, je ne sais pas si vous me comprenez bien, mais si content que je sois d’être admis à lui présenter mes respects, je ne crois pas que ce soit à conseiller. Je veux dire avant la dernière représentation. J’ai peur que cela ne fiche en l’air mon interprétation.
Et en effet, j’avais commis la terrible erreur d’assister aux funérailles de mon propre père. Et pendant plusieurs années après ça, quand je pensais à lui, je ne le voyais plus que mort, à l’intérieur de son cercueil. Ce n’est que très lentement, peu à peu, que je devais retrouver sa vraie image, celle d’un homme viril et dominateur, qui m’avait élevé d’une main ferme et montré les éléments de mon art. Je redoutais qu’il ne m’arrivât la même chose ou à peu près, avec Bonforte. Je me trouvais occupé à interpréter l’homme bien portant, dans toute la puissance de son tempérament, tel que je l’avais vu et entendu à la stéréo. Si, brusquement, je faisais sa connaissance sous la forme d’un homme malade, ce nouveau souvenir obscurcirait et fausserait la représentation que j’incarnais de lui.