— Je n’insiste pas, dit Clifton. Vous êtes meilleur juge que moi. Il est possible que nous puissions nous arranger pour que vous ne paraissiez plus du tout en public, mais je voudrais vous garder en réserve, tout prêt à servir, jusqu’à ce qu’il ait tout à fait recouvré ses forces.
J’allais, à l’étourderie, lui jeter à la tête que c’était aussi la volonté de l’empereur et roi, mais me rattrapai à temps. Il faut dire que le choc subi parce que l’empereur m’avait percé à jour m’avait fait sortir de mes gonds. Ce qui me remit à l’esprit cette histoire des nominations. Je tendis la liste à Corpsman :
— Voilà l’état de service, lui dis-je. Vous constaterez qu’il y a une légère modification : De la Torre au lieu de Braun.
— Hein ! !!
— Je dis : Jesus de la Torre au lieu de Lothar Braun. C’est le désir de l’empereur.
Clifton semblait surpris.
Corpsman semblait à la fois surpris et hors de lui :
— L’opinion de l’empereur n’y change rien du tout, dit-il, puisqu’il n’a pas le droit de la donner !
Et Clifton à sa rescousse :
— Bill a raison, Chef. Spécialiste de droit constitutionnel, je sais ce qu’il en est et je vous confirme que la confirmation du choix des ministres par le souverain est de pure forme. Vous n’auriez pas dû le laisser y changer quoi que ce soit.
J’éprouvais le désir de faire du bruit. Mais la personnalité calme de Bonforte s’imposant à moi, je m’en abstins. J’avais eu une journée difficile. Et en dépit d’une représentation brillante, le désastre s’était imposé à moi et m’avait déprimé. J’aurais pu faire valoir auprès de Rog que si Guillaume n’avait pas été réellement un grand bonhomme, royal dans le meilleur sens du terme, nous serions tous dans le bain, simplement parce qu’on ne m’avait pas préparé convenablement à mon rôle. Au lieu de quoi, je leur dis simplement :
— C’est fait, et on n’y peut plus rien.
Corpsman répondit :
— C’est ce que vous croyez, vous. Moi, j’ai remis la liste exacte aux journalistes, il y a deux heures de ça, Rog, tu ferais mieux de donner tout de suite un coup de fil au palais, et de…
— Suffit ! hurlai-je, et je poursuivis à voix contenue. Comprenez-moi, Rog, du point de vue légal, vous avez certainement raison, je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que l’empereur se sentait tout à fait libre de discuter la nomination de Braun. Maintenant si l’un de vous deux éprouve le besoin d’aller discuter avec l’empereur, ce n’est pas moi qui vais l’empêcher. Moi, je ne vais plus nulle part. J’ôte cette camisole de force d’il y a deux cents ans, j’enlève mes chaussures, et je bois quelque chose de fort dans un grand verre. Après quoi, au lit !
— Attendez, Chef, dit Clifton : il y a une émission de cinq minutes prévue au Grand Réseau. Vous annoncez la composition de votre ministère.
__C’est vous qui me remplacerez, Rog. Est-ce que oui ou non vous êtes premier vice-ministre ?
— Bon, Chef.
Mais Corpsman insistait :
— Mais alors, Braun ? on lui a promis la place, non !
— Pas que je sache, Bill, lui répondit Clifton : j’ai lu toutes les dépêches. On lui a demandé s’il était prêt éventuellement, comme à tous les autres. C’est de ça que tu veux parler ?
Corpsman hésita, comme un acteur qui ne connaît pas tout à fait assez bien son rôle :
— Naturellement. Mais ça revient au même.
— Non ! il n’y a rien de fait jusqu’au moment où on annonce la constitution du cabinet.
— Mais on l’a annoncée. Comme je te l’ai dit. Il y a deux heures déjà.
— Mmm… Eh bien, Bill mon ami, tu vas te prendre par la main et dire aux camarades que tu t’es foutu dedans. Ou alors, je m’en vais les appeler, moi, et leur dire qu’il y a eu erreur, et qu’une première liste leur a été communiquée avant qu’elle ait été approuvée par M. Bonforte. Mais qu’il faut la corriger avant que l’annonce soit faite à la radio.
— Tu veux dire que tu vas le tirer d’affaire, lui donner raison ?
(Lui, dans la bouche de Bill, signifiait plutôt moi que Guillaume. Mais Rog fit semblant de comprendre le contraire.)
— Oui, Bill, ce n’est pas le moment de nous mettre sur les bras une crise constitutionnelle. L’affaire n’en vaut pas la peine. Alors, vas-y ; fais ton communiqué. Ou si tu veux que je le fasse moi ?
— Je préfère m’en occuper moi-même.
Et il fit mine de se retirer.
— Un moment, Bill, criai-je. Puisque vous vous mettez en communication avec les agences de presse, j’ai une petite déclaration à leur faire.
— Qu’est-ce qu’il va encore inventer ?
— Oh ! pas grand-chose (De fait, je me sentais soudain écrasé de fatigue à cause de ce rôle que je jouais et de la tension qu’il créait pour moi.) Vous leur direz simplement que M. Bonforte souffre d’un refroidissement et que son médecin particulier lui ordonne de garder la chambre… J’en ai ma claque pour le moment.
— Pas un refroidissement, dit Corpsman, une broncho-pneumonie.
— A votre aise !
Quand il nous eut quittés, Rog se tourna vers moi :
— Ne vous laissez pas abattre, Chef. C’est un métier où il y a de bons et de mauvais jours.
— Non, Rog, sérieusement, je me fais porter pâle. Vous pourrez l’annoncer à la stéréo, ce soir.
— Ah ?
— Oui ! je vais prendre le lit et je compte ne pas le quitter. Il n’y a aucune raison que Bonforte n’ait pas un rhume jusqu’à ce qu’il se sente assez d’attaque pour reprendre son personnage lui-même. Chacune de mes apparitions accroît les probabilités pour que quelqu’un découvre que quelque chose cloche. Et il suffit que je fasse un mouvement pour que cette tête de cochon de Corpsman grogne, quoi que je fasse. Un artiste ne peut rien réussir s’il y a toujours quelqu’un qui passe son temps à tout lui compliquer. Ainsi donc, ça suffit comme ça et on baisse le rideau.
— Ne vous tracassez pas pour si peu, Chef. A partir de maintenant, je vous débarrasse de Corpsman… Ici, d’ailleurs, nous n’allons pas nous trouver dans les jambes les uns des autres comme nous l’étions à bord.
— Non, Rog, inutile d’insister, j’ai pris cette décision et je vais m’y tenir… oh ! vous pouvez compter sur moi. Je resterai là jusqu’à ce que M. Bonforte soit capable de recevoir. Et on pourra faire appel à moi pour les cas d’urgence. (Il me revenait soudain que l’empereur m’avait demandé de rester, qu’il avait considéré comme allant de soi que je resterais.) Mais réellement, il vaut mieux qu’on ne me voit pas… Pour le moment, nous y sommes arrivés. Oui, on sait. Il y a quelqu’un qui est au courant. Quelqu’un qui n’ignore pas que ce n’est pas un véritable Bonforte qui a subi la cérémonie de l’adoption. Mais il n’ose pas soulever le débat. Il a peur d’élever le conflit et il manque de preuves. Ce même quelqu’un soupçonne qu’on a pris un double pour l’envoyer rendre visite à l’empereur, ce matin. Ce n’est pas sûr. Comment savoir ? Puisqu’il y a toujours une possibilité pour que Bonforte en personne, le vrai, ait pu se remettre suffisamment à temps pour aller au Palais, lui-même, en chair et en os. C’est bien ça, non ?