« Mon père décida que je n’épouserais pas un homme inférieur. Il assigna à Rivebise une mission impossible. Il devait ramener un objet consacré par les dieux, afin de prouver leur existence. Mon père, qui, bien sûr, n’y croyait pas, espérait qu’en chemin, Rivebise rencontrerait la mort, ou un autre amour. »
Elle regarda le grand guerrier et lui sourit. Mais Rivebise avait le regard perdu dans le lointain ; le sourire de Lunedor s’évanouit. Comme si elle parlait pour elle seule, elle poursuivit son récit :
— Rivebise resta au loin de nombreuses années. Ma vie n’avait plus aucun sens. Parfois, je sentais le cœur me manquer et l’espoir me quitter. Puis il est revenu, il a quelques jours de cela, à demi-mort, en proie à la fièvre. Tenant à peine sur ses jambes, il s’est écroulé à mes pieds, serrant un bâton contre lui. Il tomba dans l’inconscience, sans pour autant lâcher son bien.
« Dans son délire, il était question d’un endroit effrayant, d’une cité détruite sur laquelle planait la mort aux ailes noires. Effrayé, il se débattit tellement qu’on dut l’attacher. Il se souvint alors d’une femme vêtue de bleu, qui avait surgi dans cette cité pour le guérir, et qui lui avait donné le bâton. À cette évocation, la fièvre tomba et il se calma.
« Il y a deux jours… (elle s’interrompit ; deux jours seulement ? cela lui semblait une éternité)… il a présenté le bâton à mon père, lui disant qu’il l’avait reçu d’une déesse dont il ignorait le nom. Mon père a regardé le bâton, et il a commandé à Rivebise de faire quelque chose de simple. Rien ne s’est produit. Il l’a alors jeté à la figure de mon aimé en l’accusant d’imposture. Puis il a ordonné au peuple de le lapider pour le punir de son blasphème.
« Les membres de la tribu ont ligoté Rivebise et l’ont traîné devant le Mur des Douleurs. Ils ont commencé à lui jeter des pierres. Il me regarda avec amour et me cria que rien, même la mort, ne pouvait nous séparer. Je ne supportai pas l’idée de vivre sans lui. J’ai couru et j’ai reçu des cailloux. Soudain un éclair déchira le ciel, après quoi Rivebise et moi nous sommes retrouvés sur la route de Solace. Le bâton irradiait une lueur bleue qui disparut peu à peu, le laissant tel que tu le vois. Nous avons alors décidé d’aller à Haven pour consulter les sages du temple. »
— Rivebise, demanda Tanis, troublé, à quoi ressemblait cette cité désolée ? Où se trouvait-elle ?
Rivebise ne répondit pas. Le regard errant sur les bois, il semblait à mille lieues de là.
— Tanis Demi-Elfe, dit-il au bout d’un moment. C’est bien ton nom ?
— Chez les hommes, c’est ainsi qu’on m’appelle. Mon nom elfique est trop difficile à prononcer pour eux.
— Pourquoi te nomme-t-on Demi-Elfe et non Demi-Homme ?
Tanis reçut la question comme une gifle. Se sentant traîné dans la boue, la repartie lui manqua. Il savait que Rivebise n’avait pas posé la question sans raison. Il ne devait pas la prendre comme une insulte, mais comme un test.
— Selon les humains, la moitié d’un elfe est la partie d’un tout. Un humain qui ne l’est qu’à moitié passe pour un infirme.
Rivebise réfléchit, puis opina du chef, et se décida à répondre à Tanis :
— J’ai erré de longues années. Parfois je ne savais pas où je me trouvais. Je suivais le soleil, la lune et les étoiles. Mon dernier séjour fut un cauchemar.
« C’était une cité aux maisons blanches, aux colonnes de marbre, qui avait été belle autrefois. On aurait dit qu’une main géante l’avait projetée contre la montagne. Elle était devenue vieille et hantée par le Mal. »
— Les ailes noires de la mort…, dit doucement Tanis.
— La dame est sortie des ténèbres comme une déesse, sous les hurlements de ses adorateurs, dit l’homme des plaines en frissonnant, le front couvert de sueur. Je ne veux plus en parler !
— C’est alors qu’elle t’a donné le bâton ? poursuivit Tanis.
— Elle m’a guéri. J’étais à l’agonie.
Tanis regarda le bâton au cristal que Lunedor tenait à la main. Un banal bâton de bois, comme tant d’autres. À une extrémité était gravée une devise, entourée des plumes d’oiseaux qu’affectionnent les barbares. Il l’avait vu s’illuminer ! Il avait fait l’expérience de ses pouvoirs de guérison. Était-ce un cadeau des anciens dieux, qui leur tendaient la main en ces temps troublés ? Était-ce le démon ? D’ailleurs, que savait-il de ces barbares ? Tanis se souvint de ce qu’avait déclaré Raistlin. Le bâton ne devait être touché que par une personne au cœur pur. Il aurait aimé y croire…
Les trois compagnons s’étaient laissés distancer par Sturm et Caramon. Ils coururent les rejoindre.
— Notre éclaireur est de retour, dit Sturm sèchement.
Par trois fois, Tass agita les bras.
— Cachons-nous dans les buissons ! ordonna Tanis.
Tous s’exécutèrent, sauf Sturm, qui resta à la lisière du bois.
— Je ne vais pas me terrer dans les broussailles comme un lapin ! dit-il en se dégageant de Tanis qui voulait l’entraîner avec lui.
Le demi-elfe ravala les mots qu’il avait sur les lèvres, qui auraient causé d’irréparables dégâts, et attendit Tasslehoff.
— Des prêtres ! haleta le kender. Il y a en huit ! Ils ont un chariot !
— Je m’attendais à un bataillon de gobelins, pour le moins ! Je pense que nous sommes de taille à tenir tête à un groupe de prêtres.
— Je n’en sais rien, dit Tass, je n’ai jamais vu pareils prêtres en Krynn. Tanis, te souviens-tu de ce qu’a dit Tika ? Des gens bizarres de l’entourage de Hederick ? Avec des houppelandes à capuche ? Ceux-là correspondent exactement à ce qu’elle a décrit. Ils me font une impression bizarre, dit-il en frissonnant. Dans quelques instants, ils seront en vue.
Tanis jeta un coup d’œil à Sturm. Tous savaient que le kender n’était pas sensible à la peur, mais excessivement réceptif au rayonnement des créatures. Tanis ne se souvenait pas avoir vu Tass dans cet état, même dans les situations les plus périlleuses.
— Les voilà, dit Tanis en se réfugiant sous la ramure avec le chevalier et le kender. Sturm, tu pourrais peut-être leur parler. Il faudrait que nous sachions où mène cette route. Sois prudent, mon ami.
— Je le serai, car je n’ai pas l’intention de risquer ma vie pour rien.
— Ce sont des prêtres ! dit Raistlin. Je n’aime pas çà.
— Que veux-tu dire ? demanda Tanis.
— Qu’ils sont vraiment étranges, expliqua patiemment Raistlin, comme s’il s’adressait à un demeuré. Le bâton possède des vertus curatives, tout comme les prêtres ont le pouvoir de guérir, ce qu’on n’a plus vu en Krynn depuis le Cataclysme ! À Solace, Caramon et moi avons aperçu ces hommes encapuchonnés. Ne trouves-tu pas étrange, mon ami, que ces prêtres et ce bâton apparaissent en même temps au même endroit, alors qu’on ne les avait jamais vus ? Le bâton leur appartient peut-être vraiment.
Lunedor semblait soucieuse. Elle aussi s’étonnait de ces coïncidences.
Les compagnons ne soufflèrent mot. Une pluie serrée commença à tomber, tambourinant sur le feuillage.
Tanis regardait la route. Lui non plus n’avait jamais rencontré des prêtres comme ceux-là pendant les cent ans passés en Krynn. Ils mesuraient bien six pieds de haut. Leurs mains et leurs pieds étaient couverts de bandelettes comme ceux des lépreux. Quand ils arrivèrent à hauteur de Sturm, ils jetèrent de furtifs coups d’œil alentour. À travers les fentes de ses bandelettes, l’un d’eux scruta les buissons.
— Salut, Chevalier Solamnique, dit-il dans la langue commune.