Une clarté bleuâtre, suivie d’un appel de Lunedor, empêcha Tanis de répondre.
Penchée sur le malade étendu dans le chariot, elle s’était demandée un instant quel terrible mal avait pu transformer la peau d’un homme en écailles de reptile. Elle tendit le bâton vers le malheureux ; des griffes crochues tentèrent de le lui arracher. Lunedor recula, mais les griffes s’étaient fichées dans le bois. La lueur bleue jaillit, éblouissante. Avec un hurlement de douleur, la créature recula, tâtant sa main brûlée.
Rivebise, l’épée brandie, accourut.
Lunedor vit retomber le bras tendu de son bien-aimé ; il ne fit pas un geste pour se défendre. Des mains agrippèrent la jeune femme et la bâillonnèrent. Les yeux agrandis de terreur, Rivebise, médusé, découvrit la créature et réalisa qu’il s’agissait de la réalité, et non d’un cauchemar.
En digne représentante de sa race, Lunedor se défendit bec et ongles. Son adversaire, vacillant sur ses jambes, dut desserrer son étreinte. La fille de chef en profita pour le toucher de son bâton. Stupéfaite, elle vit la créature s’effondrer sur le sol, comme si un géant l’avait terrassée. Le bâton diffusait de nouveau sa lumière bleue. Elle le fit tournoyer devant elle pour maintenir les prêtres à distance. Mais combien de temps cela durerait-il ?
Ayant pris conscience du traquenard dans lequel ils étaient tombés, Sturm vint à leur rescousse. Mais il n’en crut pas ses yeux : les bras ballants, l’homme des plaines battait en retraite, sans un geste pour se défendre. Sturm plongea sa lame dans le dos de la créature qui assaillait Rivebise. Touchée à mort, elle empoigna le chevalier, révulsé par le contact de cette peau visqueuse. Soudain, la créature s’immobilisa, comme tétanisée. Le chevalier voulut retirer sa lame du corps inerte, mais il lui fut impossible de l’en dégager. Furieux, il flanqua un coup de poing rageur à sa victime, et sursauta d’horreur et de dégoût. Le monstre s’était pétrifié…
— Caramon ! hurla Sturm.
Le chevalier était attaqué par un prêtre qui brandissait une hache. Une douleur intense le fit vaciller ; le sang lui ruissela sur les yeux. Un poids énorme le renversa dans la boue.
Au moment où Caramon entendit l’appel de Sturm, deux créatures se précipitèrent vers lui. Les tenant à distance de son épée, il dégaina sa dague. Le prêtre qui se jeta sur lui la reçut dans le ventre. Une tache verdâtre apparut sur sa tunique en même temps que montait une odeur infecte, qui souleva le cœur de Caramon. Un instant, le guerrier fut saisi de panique. Il s’était battu contre les trolls et les gobelins, mais devant ces prêtres, il se sentait démuni et abandonné. Une voix rassurante s’éleva derrière lui :
— Je suis là, frère…
— Il était temps, Raistlin ! Qui sont ces satanés religieux ?
— Ne les embroche pas sur ton épée ! avertit Raistlin. Ils se pétrifient. Ce ne sont pas des prêtres, mais des hommes-serpents. C’est pourquoi ils s’enveloppent de houppelandes et de capuchons.
Aussi différents que l’ombre et la lumière, les jumeaux faisaient preuve d’une belle unité au combat. Ils se parlaient peu, car leurs pensées se transmettaient plus vite que la parole.
Voyant que Caramon laissait tomber son épée et sa dague, les créatures se précipitèrent vers lui, leurs vêtements défaits flottant de façon grotesque sur leurs écailles.
— Je suis prêt, dit le guerrier à son frère.
— Ast tarsak simiralan krynawi, psalmodia Raistlin en lançant une poignée de sable dans les airs.
Les créatures se figèrent, stoppées dans leur élan. Leurs yeux clignèrent ; en quelques secondes, elles reprirent leurs esprits et chargèrent de nouveau.
— Ces créatures résistent à la magie ! gémit Raistlin.
Mais le bref répit suffit à Caramon. De ses mains immenses, il empoigna les têtes reptiliennes et les choqua l’une contre l’autre. Les corps tombèrent sur le sol comme des statues. Deux autres monstres émergèrent du chariot, brandissant des épées courbes dans leurs mains bandées.
— Place-toi derrière moi, ordonna Raistlin.
Caramon ramassa ses armes et, à regret, recula derrière son frère.
Raistlin fixa intensément les deux monstres qui, reconnaissant un magicien, hésitèrent à approcher. L’un se réfugia sous le chariot, l’autre se rua sur lui l'épée en avant avec l’intention d’interrompre le sort. Caramon poussa un cri d’alarme, mais son frère n’entendait déjà plus. Il leva les bras, joignit les pouces et déploya les doigts en éventail.
— Kair tangus mopiar.
L’injonction prononcée par le frêle magicien agit sur la créature, qui s’embrasa.
Grâce au hurlement de Sturm, Tanis avait repris ses esprits. Il fendit les broussailles et fit irruption sur le chemin. Du plat de l’épée, il frappa l’agresseur de Sturm, qui s’effondra avec un cri. Puis il tira le chevalier dans les buissons.
— Mon épée, marmonna Sturm, aveuglé par le sang qui lui coulait sur le visage.
— Nous la reprendrons, dit Tanis en se demandant comment. (Il se tourna vers Flint et Tasslehoff qui étaient accourus :) Restez près de Sturm. Je vais essayer de rassembler tout le monde. Nous allons nous replier dans les bois.
À peine parvenu sur le chemin, des flammes s’élevèrent, l’obligeant à se plaquer au sol. L’incantation de Raistlin avait fait son œuvre. De la fumée montait du chariot ; la paillasse du malade avait pris feu.
— Reste ici et veille sur Sturm ! grogna Flint en prenant sa hache.
Pour l’instant, les créatures ne semblaient pas soupçonner la présence du chevalier, du nain et du kender dans les fourrés. Mais Flint savait que cela ne saurait tarder.
— Occupe-toi de lui, lança-t-il à Tass avec irritation. Rends-toi utile, pour une fois !
— Je fais de mon mieux, mais je n’arrive pas à arrêter le sang, dit le kender en essuyant le visage du chevalier. Alors, vois-tu quelque chose à présent ?
— Mon épée…, souffla Sturm en laissant retomber la tête.
Tass la chercha des yeux ; il la découvrit plantée dans le corps pétrifié du prêtre.
— Génial ! s’exclama le kender, émerveillé. Regarde, Flint, là voilà, l’épée de Sturm !
— Je sais, crétin !
— Je vais la chercher ! annonça joyeusement Tass. Je ne serai pas long.
Une créature se dirigea vers eux, l’épée brandie.
— Arrête ! cria Flint, réalisant que le nouvel assaillant n’était pas dans le champ de vision du kender.
De son épée courbe, la créature visa la gorge de Tass. Flint fit tournoyer sa hache au moment où celui-ci se releva. Le bâton à grelots du kender vint frapper Flint aux jambes ; il tomba à genoux. L’épée de la créature frôla la tête du nain, qui bascula sur Sturm en poussant des cris d’orfraie.
Alerté par ce vacarme, Tass se retourna. Le spectacle était affligeant. Flint, assailli par un prêtre, gisait sur le dos, les jambes en l’air, alors qu’il aurait dû se battre.
— Mais qu’est-ce que tu fabriques, Flint ? cria Tass.
D’un revers de bâton, il fit tomber la créature. Un deuxième coup sur la tête l’acheva...
— Alors ! dit-il, furieux. Dois-je me battre à ta place ?
Le kender marcha résolument vers l’épée de Sturm.
— « Se battre à ma place ! » Ce qu’il faut entendre !
Tanis trouva Lunedor et Rivebise dos à dos, tenant les créatures à distance grâce au bâton. Trois corps pétrifiés gisaient à leurs pieds. Le barbare bandait son arc la seule arme qu’il lui restât. Les créatures échangèrent des paroles incompréhensibles, sans doute sur la stratégie à adopter. Prévoyant qu’ils allaient passer à l’assaut pour maîtriser les deux barbares, Tanis attaqua par-derrière. Pour faucher l’adversaire, il se servit du plat de son épée comme d’une massue.
— Filez, cria-t-il aux barbares. Vite, par là !
Rivebise prit Lunedor par la main et tous deux bondirent vers Tanis par-dessus les corps pétrifiés.