— Tiens, prends ce poignard, dit le demi-elfe à Rivebise.
L’homme des plaines le saisit, le retourna et, de sa garde, frappa un assaillant avec une telle violence qu’il lui brisa la nuque. Lunedor, qui jouait toujours de son bâton pour se défendre, fit jaillir la lumière bleue en terrassant l’autre créature.
Ils filèrent dans le sous-bois.
Tanis scruta la route à travers le rideau de fumée. Soudain, son cœur bondit dans sa poitrine : des silhouettes aux grandes ailes noires s’étaient posées au bord du chemin. Ils étaient pris au piège, à moins de s’échapper par les bois.
Tanis rejoignit Sturm, entouré de Flint et des deux barbares.
— Où sont les autres ? Caramon, Raistlin ? Tass ? Je lui avais recommandé de ne pas bouger d’ici.
— Le satané kender a failli me tuer ! explosa Flint. J’espère qu’ils l’ont emporté et qu’ils en feront de la soupe pour les cochons !
Tanis avança dans les nuages de fumée. Il buta sur Tass, qui traînait l’épée de Sturm.
— Comment es-tu arrivé à la sortir du cadavre ?
— Le corps est tombé en poussière. Je…
— Tu me raconteras cela plus tard, rejoignons les autres ! As-tu vu Caramon et Raistlin ?
— Nous sommes là, haleta Caramon, qui soutenait son frère, secoué d’une quinte de toux. Alors, on les a eus ?
— Loin de là, dit Tanis tristement. Il faut déguerpir d’ici le plus vite possible.
Derrière l’écran de fumée, ils retrouvèrent leurs compagnons groupés autour de Sturm, livide, qui s’était remis debout, et dont la blessure ne saignait plus.
— Nous allons prendre par le sud, à travers bois, décida Tanis.
— Mais c’est le Bois des Ombres ! dit Caramon, horrifié.
— Il en arrive de tous les côtés. Nous ne pourrons pas soutenir un nouvel assaut. Mais rien ne nous oblige à rentrer dans le Bois des Ombres, si nous prenons le chemin qui mène au Pic du Prieur.
— Nous pourrions retourner à la caverne, proposa Rivebise, et récupérer le bateau ?
— Jamais ! s’étrangla Flint.
Il tourna les talons. Aussi vite que le lui permettaient ses petites jambes, il s’enfonça dans le sous-bois.
9
La fuite. Le cerf blanc.
Les compagnons entrèrent dans le bois, où, marchant à vive allure, ils eurent tôt fait de retrouver le sentier. Caramon était en tête, son frère le suivant de près. Chacun avait l’arme au poing.
Pas de trace des monstres.
— Pourquoi ne nous poursuivent-ils pas ? s’étonna Flint au bout d’une heure de marche.
— Inutile qu’ils se donnent cette peine, répondit Tanis qui s’était posé la même question. Nous sommes pris au piège. Ils tiennent toutes les issues de la forêt, sauf le Bois des Ombres…
— Le Bois des Ombres ! dit Lunedor. Sommes-nous vraiment obligés de passer par là ?
— J’espère que non, dit Tanis. Allons jusqu’au Pic du Prieur, nous pourrons jeter un coup d’œil sur le panorama.
À l’avant de la colonne, Caramon cria quelque chose. Tanis accourut aussitôt. Raistlin venait de s’évanouir.
— Ça va aller, souffla le mage quand il fut revenu à lui, il suffit que je me repose un instant.
— Nous avons tous besoin d’une pause, dit Tanis.
Sans un mot, les compagnons se laissèrent tomber sur la mousse. Sturm ferma les yeux et appuya sa tête endolorie contre un rocher. Tandis que la blessure du chevalier avait viré à l’incarnat, son visage était d’une pâleur mortelle. Tanis savait que la douleur ne lui arracherait pas une plainte, dût-il se trouver à l’agonie.
— Ne te tracasse pas, accorde-moi seulement quelques instants de paix.
Tanis vint s’asseoir à côté de Rivebise. Après un moment de silence, il se hasarda à lui poser une question :
— Tu as déjà eu affaire à ces créatures, n’est-il pas vrai ?
— Oui, dans la cité en ruine. Tout m’est revenu à la mémoire quand j’ai regardé dans le chariot et que j’ai vu cette horrible chose me fixer. Au moins, je sais que je ne suis pas fou ; ces créatures existent réellement. Parfois, j’en doutais.
— Je te comprends, dit Tanis. Elles ont dû se répandre dans Krynn, à moins que la cité détruite ne se trouve tout près d’ici.
— Je ne le crois pas, car je suis venu à Que-Shu par l’est. C’est très loin de Solace, au-delà des plaines où je demeure.
— Que voulaient dire ces créatures en prétendant t’avoir poursuivi jusqu’à notre village ? demanda Lunedor.
— Ne t’inquiète pas, dit Rivebise. Nos guerriers savent se défendre.
— Rivebise, tu étais sur le point de dire quelque chose…, rappela Lunedor.
— Tu as raison, répondit-il, lui caressant les cheveux. (Il sourit à Tanis. Son masque de dureté avait disparu, et son regard brun était chaleureux.) Je te remercie, Demi-Elfe, ainsi que vous tous. Vous nous avez sauvé la vie plusieurs fois, et je me suis montré ingrat. Mais tout ce qui nous arrive est si étrange !
— Et cela ne fait que commencer, ajouta Raistlin d’une voix lugubre.
La petite troupe approchait du Pic du Prieur. On le voyait de loin, dressé au-dessus de la forêt comme deux mains jointes pour une prière. La pluie s’était arrêtée, faisant place à un silence de mort. Où étaient passés les oiseaux et la faune habituelle de la forêt ? L’atmosphère était pesante ; chacun restait sur le qui-vive.
Sturm, qui avait insisté pour fermer la marche, était fatigué jusqu’à la nausée. Peu à peu, il s’était laissé distancer par les autres ; ne sachant plus très bien où il était, se bornait à mettre un pied devant l’autre, comme les automates dont Tass avait parlé la veille.
Il essayait de se souvenir de l’histoire. Ces automates étaient au service d’un magicien qui avait chargé un démon d’enlever le kender. Comme toutes les histoires de Tass, celle-ci n’avait aucun sens. Comme celle du vieillard de l’auberge. Des histoires de Cerf Blanc et d’anciens dieux… Paladine, Huma…
Toute son enfance, Sturm avait été gavé d’histoires sur Huma. Sa mère, fille et épouse de Chevalier Solamnique, lui en avait rebattu les oreilles. Les pensées de Sturm allèrent à sa génitrice, qui avait si souvent soigné ses maladies et apaisé ses douleurs. Son père les ayant envoyés en exil pour soustraire son unique héritier à la vindicte des ennemis des chevaliers, sa mère et lui avaient trouvé refuge à Solace. Sturm s’était vite fait des amis, parmi lesquels Caramon, avec qui il partageait la passion de l’art militaire. La mère de Sturm n’avait de considération pour personne. Quand elle mourut de la fièvre, seul son fils était auprès d’elle. Elle recommanda l’adolescent à son père, si toutefois il vivait encore, ce dont Sturm commençait à douter.
Sous la férule de Tanis et de Flint, le jeune homme devint un combattant aguerri. L’elfe et le nain adoptèrent Sturm comme ils avaient adopté Caramon et Raistlin.
Avec Tasslehoff, toujours partant, et parfois la belle demi-sœur des jumeaux, Kitiara, Sturm et ses amis accompagnaient Flint dans ses tournées de forgeron à travers les contrées d’Abanasinie.
Cinq ans plutôt, les compagnons avaient pris la décision d’aller voir chacun de son côté jusqu’où le Mal s’était répandu. Ils avaient fait le serment de se retrouver à l’Auberge du Dernier Refuge.
Décidé à retrouver en Solamnie son père et son héritage, Sturm avait fait route vers le nord. Il ne retrouva rien du tout, hormis l’armure et l’épée de son père. De surcroît, il échappa de justesse à la mort. Ce retour au pays avait été une épreuve. Il savait dans quel mépris on tenait les chevaliers, mais il fut choqué de la haine qu’on leur portait. Huma, Messager de Lumière, Chevalier Solamnique, avait fait reculer l’obscurité, engendrant l’Ère des Rêves, puis l’Ère de la Force. Le Cataclysme y avait mis fin. Les dieux avaient abandonné les hommes, du moins selon le peuple, qui se tourna alors vers les chevaliers, comme il s’était tourné vers Huma par le passé. Mais Huma était mort depuis bien longtemps. Les chevaliers ne purent qu’assister à la catastrophe qui tombait du ciel. Krynn fut la proie du chaos. Le peuple, qui avait imploré l’aide des chevaliers, ne leur pardonna pas leur impuissance.