Devant les ruines du château de ses ancêtres, Sturm avait juré de venger l’honneur des Chevaliers de Solamnie, dût-il y consacrer sa vie.
Les compagnons étaient arrivés au pied du Pic du Prieur, où ils virent des sentiers serpenter jusqu’au sommet, le long du versant boisé. Au détour d’un lacet, Sturm avisa un cerf blanc. C’était le plus bel animal qu’il ait jamais vu. Il était plus grand que ses congénères, et ses magnifiques andouillers brillaient comme une couronne au-dessus de ses grands yeux bruns étincelants. Il regardait le chevalier comme s’il le reconnaissait. Brusquement, il tourna la tête et partit en bondissant vers le sud-ouest du versant.
— Halte ! cria le chevalier.
Tanis courut le rejoindre.
— Que se passe-t-il, Sturm ?
— Regarde ! Le vois-tu ? C’est le Cerf Blanc !
— Le Cerf Blanc ? Où ça ? Je ne…
— Là ! dit Sturm, avançant de quelques pas dans la direction prise par le cerf.
L’animal hocha la tête et fit encore quelques bonds, sans quitter des yeux le chevalier.
— Il nous demande de le suivre, souffla Sturm. Comme Huma !
Ses compagnons avaient fait cercle autour de lui et le considéraient avec scepticisme.
— Je ne vois pas de cerf, ni blanc ni brun, constata Rivebise en scrutant les arbres.
— C’est ta blessure à la tête…, dit Caramon d’un air entendu. Allez viens, étends-toi et repose-toi un moment.
— Tu n’es qu’un idiot incapable de voir quoi que ce soit ! Ta cervelle se trouve dans ton estomac, et si tu repérais l’animal, tu n’aurais qu’une réaction : l’abattre et le faire rôtir ! Je vous dis qu’il faut le suivre !
— Sa blessure lui a dérangé l’esprit, murmura Rivebise à Tanis. J’ai déjà vu des cas semblables.
— Je n’en suis pas si sûr…, répondit Tanis. Bien que je n’aie jamais vu le Cerf Blanc, j’ai suivi un jour celui qui le voyait, comme dans l’histoire du vieil homme.
Ses doigts jouaient avec l’anneau aux feuilles de lierre qu’il portait à la main gauche. Il pensa à la jeune elfe aux cheveux dorés qui avait pleuré son départ du Qualinesti.
— Tu nous demandes de suivre un cerf que nous ne voyons pas, c’est bien ça ? dit Caramon.
— Ce ne serait pas la chose la plus étrange que nous ayons faite, dit Raistlin. Mais souvenez-vous : le vieil homme qui nous a raconté l’histoire du Cerf Blanc nous a entraîné dans cette situation…
— Non, nous sommes ici de notre propre chef, coupa Tanis. Nous aurions pu remettre le bâton au Théocrate et nous débrouiller autrement. Nous avons agi librement pour éviter le pire. Nous suivrons Sturm. Apparemment, il a été choisi pour nous guider, tout comme Rivebise a été choisi pour recevoir le bâton.
— Mais il ne nous conduit pas dans la bonne direction ! dit Caramon. Tu sais aussi bien que moi qu’il n’y a pas de chemin au sud-ouest.
— Eh bien tant mieux ! dit Lunedor. Il y aura peut-être moyen de sortir du bois. Suivons le chevalier.
Sans se retourner, elle rejoignit Sturm, et ils se mirent en route. Les autres suivirent sans objections.
Sturm avançait en fendant les broussailles. Il se frayait un chemin en direction du sud-ouest, quand un sentier s’ouvrit devant lui.
— Qui a pu dégager cette voie ? demanda Tanis.
— Je ne vois vraiment pas, répondit Rivebise. Le sentier est ancien. Regarde cet arbre déraciné, il est couvert de lierre. Mais il est bizarre que la végétation n’ait pas envahi le chemin.
— Des gobelins, des bateaux, des hommes-lézards, des cerfs invisibles, et puis quoi encore ? grogna Flint.
Suivi de ses compagnons, Sturm avança à toute allure. Brûlant de fièvre, il était mû par une force intérieure qui le guidait. Le sentier menait au sommet du Pic du Prieur, entre les deux mains jointes qui formaient la vieille montagne.
Rampant avec Rivebise jusqu’au bord du promontoire, Tanis risqua un œil en contrebas. Pas étonnant que les bruits de la forêt aient cessé : les horribles créatures escaladaient le versant de la montagne. Sturm et le Cerf Blanc leur avaient sauvé la vie.
Hélas, les monstres découvriraient vite le sentier caché que la petite troupe venait d’emprunter. Le regard de Tanis quitta la route de Haven où se déplaçaient leurs monstrueux ennemis, et se tourna vers le nord.
Il fronça les sourcils. Dans le lointain, quelque chose d’inhabituel se passait. De gros nuages orageux s’amoncelaient à l’horizon, pesant sur la terre comme un couvercle. Le doigt pointé vers le nord, Tanis interrogea Rivebise du regard.
— Des feux de camp !
— Des centaines de feux de camp ! Toute une armée qui bivouaque !
— Les rumeurs se confirment, dit Sturm quand Tanis et Rivebise eurent rejoint le groupe. Il y a bel et bien une armée qui stationne dans le nord.
— Mais qui veulent-ils attaquer ? A-t-on besoin d’une armée pour trouver un bâton ? ricana Caramon.
— Le bâton n’est qu’un élément de l’histoire, dit Raistlin. Rappelez-vous les étoiles disparues du ciel !
— Balivernes ! grogna Flint.
— Je ne parle pas pour les enfants, riposta le magicien. Toi, le nain, tu ferais bien de faire attention à ce que je dis !
— Le cerf ! Le cerf est là ! s’exclama Sturm en montrant ce qui, pour ses compagnons, n’était qu’un gros rocher. Il est temps de repartir.
La journée était bien avancée quand ils pénétrèrent dans l’étroit défilé du Pic du Prieur.
— Je mangerais volontiers quelque chose, soupira Flint.
— J’ai une telle faim que je suis prêt à dévorer mes bottes ! renchérit Caramon.
— Si ce cerf existait en chair et en os, il servirait à autre chose qu’à se perdre, dit Flint.
— Silence ! hurla Sturm, prêt à se jeter sur le nain.
Tanis le retint par la manche.
— Allons-y.
Sur l’autre versant de la montagne, le soleil brillait dans un ciel sans nuages. Devant eux, des prairies d’herbe drue ondulaient jusqu’à la lisière de lointaines forêts. Pour la première fois, ils eurent trop chaud. Flint ne cessait de se plaindre de la lumière, trop vive, et du soleil, trop envahissant.
— Je crois que je vais balancer le nain du haut de cette montagne, grommela Caramon.
— N’en fais rien, il râlerait pendant toute la descente et trahirait notre présence, répondit Tanis en souriant.
— Mais qui pourrait nous entendre ? Nous sommes les premiers êtres vivants à poser les yeux sur cette vallée.
— Les premiers êtres vivants, tu n’as pas tort de le souligner, Caramon. Car ce que tu contemples se nomme le Bois des Ombres.
Personne ne souffla mot.
Tanis rejoignit Sturm, campé sur un rocher, sa cape flottant au vent.
— Sturm, vois-tu encore le Cerf Blanc ?
— Oui, il a traversé les prairies, et je repère ses traces dans l’herbe. Il a disparu entre les arbres.
— Donc dans le Bois des Ombres, murmura Tanis.
— Qui a dit que c’était le Bois des Ombres ?
— Raistlin.
— Bah !
— C’est un mage, dit Tanis.
— C’est un fou, répliqua Sturm en haussant les épaules. Mais tu peux très bien rester ici et prendre racine si le cœur t’en dit. Moi, je suivrai le cerf, comme l’a fait Huma, même s’il me mène au Bois des Ombres.
Le chevalier se drapa dans sa cape et descendit la sente menant au pied de la montagne. Tanis rejoignit les autres.
— Le cerf le conduit vers le bois, dit-il. Raistlin, es-tu absolument certain qu’il s’agit du Bois des Ombres ?