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— Non ! J’irai au village. Ce qui est arrivé est de notre faute. Qu’importe si des milliers de ces monstres nous attendent. Je veux être auprès des miens à l’heure de la mort, car je n’aurais jamais dû les quitter.

Sa voix s’était brisée. Le cœur de Tanis s’emplit de pitié devant sa douleur. Rivebise passa un bras autour de ses épaules et ils marchèrent vers le soleil levant.

Ému, Caramon se racla la gorge.

— J’espère bien retrouver ces monstres ! grommela-t-il en ramassant son sac et celui de son frère. Hé ! ils sont pleins ! Des provisions pour une semaine ! Et mon épée est dans son fourreau !

— Voilà du moins un problème résolu, se réjouit Tanis. Ça va, Sturm ?

— Ça va, je me sens mieux après ce long sommeil.

— Tant mieux, nous pouvons partir. Flint, Tass !

— Pauvre Lunedor, fit le kender, touché aux larmes.

— Ce n’est peut-être pas aussi grave que nous le pensons, dit Tanis. Les guerriers des plaines ont pu repousser l’ennemi, et ce sont les feux de la victoire que nous voyons !

— Tu ne sais pas mentir, mon pauvre ami, répliqua Tass.

Il eut le sentiment que la journée allait être interminable.

Le crépuscule. L’heure où le soleil va disparaître pour laisser place à la nuit, une nuit sinistre. Les yeux rivés sur les flammes, les compagnons ne parvenaient pas à réchauffer leurs âmes glacées. Réunis autour du feu, ils ne parlaient pas. Chacun tentait de donner un sens à ce qu’ils avaient vu, d’expliquer l’inexplicable.

Tanis avait été confronté à bien des spectacles horribles au cours de son existence. Mais les images du massacre de Que-Shu restaient gravées dans sa mémoire comme le symbole des horreurs de la guerre.

Il refoula certaines des visions qui affluaient à son esprit. Il se souvint des pierres encore incandescentes de Que-Shu, des corps carbonisés méconnaissables, comme si le village avait été englouti par un immense brasier. Quel était ce feu qui pouvait faire fondre le roc ?

Il se rappelait d’un bruit sinistre, dont il avait cherché l’origine dans un silence de mort. Les murs d’enceinte avaient fondu, laissant apparaître une potence. Les charognards s’étaient perchés sur le gibet et regardaient les cadavres suspendus par les pieds à des chaînes qui les balançaient avec un grincement lancinant. C’était l’origine du bruit. Les cadavres étaient ceux de hobgobelins. Un bouclier cloué par une épée au sommet du macabre édifice portait des mots rageusement tracés :

Ainsi finissent ceux qui font des prisonniers et désobéissent à mes ordres. Tuer, ou être tué ! Verminaar.

Verminaar. Ce nom ne lui disait rien.

Il revit Lunedor au milieu des ruines de la maison de son père, tentant de rassembler les morceaux d’une coupe brisée. Il se souvint du seul rescapé du village, un chien enroulé autour du corps d’un enfant, qui lécha sa main, puis la figure de son jeune maître pour lui demander de le ramener à la vie.

Il songea à Rivebise soulevant une pierre, et cherchant sur quoi la lancer, le regard errant sur son village dévasté. Il se souvint du nain consolant le kender en larmes. Il revit Lunedor chercher désespérément des survivants parmi les décombres calcinés, hurlant des noms, attendant vainement une réponse, jusqu’à ce que Rivebise la persuade de renoncer. D’après lui, s’il y avait des rescapés, ils s’étaient enfuis depuis longtemps.

Il se revit seul devant les tas des cadavres percés de flèches. Il se rappela qu’une main froide s’était posée sur son bras et qu’il avait entendu la voix du mage lui murmurer :

« — Tanis, il faut partir. Nous n’avons plus rien à faire ici. Allons à Xak Tsaroth. Vengeons-nous. »

Ils quittèrent Que-Shu. Ils marchèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit, car personne ne voulait s’arrêter, comptant sur l’épuisement pour sombrer dans un sommeil sans rêves.

Mais non sans cauchemars.

13

Aube glaciale. Le pont de lianes. Les eaux troubles.

Tanis sentit des mains crochues sur sa gorge. Il se débattit dans un demi-sommeil, puis se réveilla. Rivebise était penché sur lui, le secouant comme un pantin.

— Qu’y… a-t-il ? bredouilla Tanis.

— Tu rêvais…, expliqua l’homme des plaines d’un air sombre. J’ai dû te réveiller, sinon tu aurais ameuté tout le pays.

— Merci. Je suis désolé. Quelle heure est-il ?

— Il nous reste quelques heures avant l’aube, répondit Rivebise d’un ton las.

— Tu aurais pu me réveiller plus tôt, dit Tanis. C’était mon tour de garde.

— Crois-tu que je parvienne à dormir ?

— Il le faudra bien, sinon tu risques de ralentir la marche.

— Les hommes de ma tribu peuvent avancer des jours sans fermer l’œil…

Le visage dur, Rivebise regardait devant lui, les yeux dans le vide. Tanis aurait aimé le réconforter d’une parole, mais il y renonça. Il ne pourrait jamais vraiment comprendre la douleur qui accablait le barbare. Sa famille, ses amis, toute une vie anéantie… C’était trop pour le demi-elfe. Il se refusait à y penser.

Il s’enroula dans sa cape et rabattit sa capuche. La nuit était glaciale.

— As-tu une idée de l’endroit où nous sommes ? demanda-t-il à Flint, qui ne dormait pas non plus.

— L’homme des plaines affirme que nous sommes sur le Chemin des Sages, répondit le nain. C’est une ancienne voie qui existait avant le Cataclysme.

— Ce serait trop beau qu’elle nous mène directement à Xak Tsaroth, non ?

— Rivebise n’en est pas sûr, il dit qu’il ne l’a suivie qu’en partie, mais qu’elle passe par les montagnes.

Tanis aspira l’air de la nuit. Tout semblait paisible. Ils n’avaient rencontré ni draconiens ni gobelins en fuyant Que-Shu. Selon toute vraisemblance, comme l’avait dit Raistlin, les draconiens avaient attaqué Que-Shu pour s’emparer du bâton et non pour envahir le pays.

— Rivebise, as-tu une idée de la direction à suivre et du temps que nous mettrons ? interrogea Tanis.

— Oui, il faut prendre par le nord-est, vers le Nouvel Océan. D’après ce que je sais, la cité doit se trouver par là-bas. Je n’y suis jamais allé…, dit-il en fronçant les sourcils. Non, je n’y suis jamais allé.

— Crois-tu que nous y serons avant demain ?

— Si Xak Tsaroth existe encore, nous devrions y être en une journée, mais à ce qu’on raconte, la région du Nouvel Océan est d’accès difficile. Il y a des marécages…

Au petit matin, les compagnons, d’humeur morose, déjeunèrent sans appétit. Tandis qu’il préparait son infâme mixture sur le feu de camp, Raistlin gardait les yeux rivés sur le bâton de Lunedor.

— Quelle valeur il a prise, commenta-t-il d’une voix douce. Il a coûté la vie de tant d’innocents !

— En valait-il la peine ? Vaut-il la vie d’un seul de mes compatriotes ? demanda Lunedor.

Elle regarda le bâton d’un air hostile. Personne ne répondit, chacun s’enfermant dans un silence gêné. Rivebise se leva et s’éloigna sous les arbres. Lunedor le suivit du regard. Puis elle laissa tomber sa tête entre ses mains et sanglota sans bruit.

— Il se fait des reproches, et je suis incapable de l’aider. Ce qui est arrivé n’est pas sa faute.

— Ce n’est la faute de personne, dit Tanis en allant vers elle. Nous ne pouvons pas comprendre. Nous devons continuer et espérer trouver une explication à Xak Tsaroth.

Essuyant ses larmes, elle acquiesça.

— Tu as raison, dit-elle. Mon père aurait honte de moi. J’oublie que suis fille de chef, et je dois m’en souvenir.

— Non ! Tu es reine !

C’était la voix de Rivebise, qui sortait du bois.

Lunedor tressaillit. Elle se retourna et le dévisagea.

— C’est possible, dit-elle, mais cela n’a plus aucun sens. Mon peuple a été massacré.

— J’ai trouvé des traces qui indiquent que certains ont pu se sauver. Ils se seront réfugiés dans les montagnes et ils reviendront. Tu seras leur chef.