Tanis ronchonna un grognement.
— Si tu crois que cela m’amuse ! grommela le nain. Nos vies sont entre les mains d’un kender débile… Mais après tout, il est le dragon…
— Ça ne peut être que lui, dit Tanis en avisant le dragon qui s’agitait dans tous les sens et glapissait devant les draconiens, béats d’admiration.
Tanis attira Rivebise et Sturm près de Lunedor, qui n’avait pas quitté le chevet de Raistlin, et leur explique le stratagème du kender. Ils le regardèrent comme s’il était devenu fou.
— Avez-vous un autre plan à proposer ? Alors, allons-y !
Les trois compagnons se dirigèrent vers la garde draconienne.
Caramon brandissait son épée. La lame brilla à la lumière des flammes, déclenchant la frénésie du dragon. Ses ailes firent jaillir des gerbes d’étincelles, qui mirent le feu aux huttes. Hypnotisés par le spectacle dont ils attendaient le moment crucial, les draconiens n’y prêtèrent aucune attention. Le dragon poussa des cris de plus en plus stridents. Caramon attendait, la gorge sèche, l’estomac noué. Il allait passer à l’attaque quand il constata que Tanis, Sturm et Rivebise, tombés du ciel, étaient à ses côtés.
— Notre ami ne mourra pas seul ! cria le demi-elfe au dragon.
— Va-t’en, Tanis ! lança Caramon. C’est mon affaire !
— Silence ! ordonna le demi-elfe. Sturm, ramasse mon épée et la tienne. Rivebise, prends ton arme, les bagages et toutes les armes des draconiens que tu pourras porter. Caramon, tu te chargeras des deux bâtons.
Ahuri, Caramon le regardait sans comprendre.
— Le dragon, c’est Tass Racle-Pieds. Fais ce que je te dis ! Prends les bâtons et cours dans le bois. Lunedor t’y attend. Dépêche-toi ! Raistlin est sur le point de mourir ! Tu es sa dernière chance.
Pour Caramon, ce fut le déclic. Il se jeta sur les bâtons, tandis que Rivebise et Sturm ramassaient les armes.
— Préparez-vous à mourir, créatures humaines ! vociféra le dragon en s’envolant au-dessus de leurs têtes où il continua de planer.
Des draconiens s’enfuirent en hurlant de terreur, d’autres s’aplatirent sur le sol.
— C’est le moment ! cria Tanis. Cours, Caramon !
Le grand guerrier fila vers le bois, laissant derrière lui un tumulte indescriptible. Sturm avait entonné un chant de guerre solamnique et les draconiens braillaient à qui mieux mieux. Se servant du bâton comme il avait vu faire Lunedor, le chevalier se fraya rapidement un chemin parmi les draconiens, qui reculaient devant lui.
Caramon arriva devant Raistlin, étendu aux pieds de Lunedor. Elle lui arracha le bâton des mains. Flint secoua la tête d’un air pessimiste.
— Ça ne marchera pas, il est à bout…
— Il faut que ça marche ! déclara Lunedor avec conviction. Je t’en prie, qui que tu sois, maître du bâton au cristal bleu, guéris cet homme.
Sans relâche, elle répéta sa litanie.
Ébloui par la lumière, Caramon cligna des yeux. Autour d’eux, les bois étaient en feu.
— Par les Abysses, souffla Flint, regarde !
Le grand dragon d’osier s’était écrasé sur le brasier. Des étincelles et des braises s’éparpillèrent dans le camp, mettant le feu aux huttes de roseaux. Le dragon poussa un rugissement horrible et s’embrasa à son tour.
— Tass ! jura Flint. Ce satané kender est encore à l’intérieur de la carcasse !
Avant que Caramon ait pu l’arrêter, le nain avait rejoint le camp des draconiens.
— Caramon…, murmura Raistlin.
Le grand guerrier s’agenouilla près de son frère. Le mage était livide, mais son regard avait repris vie. Il se redressa, et vit l’incendie.
— Qu’est-il arrivé ? demanda le sorcier.
— Je n’en sais trop rien, répondit Caramon. Tass s’est transformé en dragon, tout le reste est confus. Repose-toi.
Dans la cohue, Sturm vit passer le nain au pas de course. Il le rattrapa.
— Tass ! Il est dans le dragon ! lui cria le nain sans s’arrêter.
— Flint, c’est inutile ! Personne ne peut survivre dans cette fournaise.
— Fiche-moi la paix ! hurla le nain.
Stupéfait, Sturm le laissa partir vers le dragon en flammes.
— Tasslehoff Racle-Pieds ! cria Flint. Où es-tu, stupide kender ? … Tass ! Si tu ne sors pas de là, je te tuerai ! Aide-moi un peu…
Des larmes de chagrin et de désespoir coulèrent sur les joues de Flint.
La chaleur devenait insoutenable. Sturm se décida à empoigner le nain et à l’assommer si nécessaire, quand il remarqua le mouvement bizarre de la tête du dragon, dont le long cou n’avait pas encore été consumé par les flammes.
— Flint ! Regarde !
Les petites jambes d’un pantalon bleu vif se débattaient faiblement dans la gorge du monstre d’osier.
— Tass ! Sors de là ! La tête est sur le point de prendre feu !
— Je ne peux pas ! Je suis coincé ! dit une voix étouffée.
Flint se mit à tirer sur les jambes de Tass, tandis que Sturm cherchait un moyen d’extraire le kender par la gueule.
— Aïe ! Arrête ! hurla Tass.
— Pas facile ! dit le nain. Il est vraiment coincé.
Les flammes commençaient à lécher le cou du dragon. Il fallait retirer la tête du brasier et, pour ce faire, la séparer du reste. Sturm leva son épée.
— Je risque de le décapiter, murmura-t-il à Flint, mais c’est sa seule chance d’en sortir.
Flint frémit et ferma les yeux. Caramon abattit son épée. Le kender poussa un cri, de douleur ou de surprise.
— Tire ! dit Sturm à Flint.
Sturm attrapa la tête d’un côté, Flint de l’autre, et ils la sortirent du brasier. Les rares draconiens qu’ils trouvèrent sur leur passage prirent la fuite devant l’effroyable apparition d’une tête de dragon décapitée.
— Allons, Raist, essaye de te lever, dit Caramon, plein de sollicitude. Il faut que nous quittions cet endroit. Comment te sens-tu à présent ?
— Comment veux-tu que je me sente ? Aide-moi à me mettre debout et laisse-moi tranquille !
— Mais oui, Raist, répondit Caramon en s’éloignant, peiné par l’attitude de son frère.
Lunedor, qui se souvenait du chagrin de Caramon quand le mage était à l’agonie, toisa celui-ci d’un air écœuré.
Émergeant des nuages de fumée, Tanis se cogna à Caramon.
— Où sont les autres ? demanda le demi-elfe.
— Ils ne sont pas avec toi ? s’étonna Caramon.
— Nous nous sommes séparés…
— Su torakh ! s’exclama Lunedor avec effroi.
Tanis et Caramon se retournèrent. Une tête de dragon à la langue fourchue fondait sur eux. Là-dessus, Tanis eut un coup au cœur en entendant un bruit étrange derrière lui. Il fit volte-face, l’épée brandie.
C’était le rire de Raistlin.
Tanis n’avait jamais entendu rire le mage, même quand il était enfant. Il se prit à souhaiter de ne plus jamais l’entendre. Sournois, grinçant, méprisant, ce rire était atroce. Caramon regarda son frère avec stupéfaction.
Tanis haussa les épaules et se retourna vers la tête de dragon, que portaient Flint et Sturm. Ils la déposèrent sur le sol.
— Au nom des dieux, mais qu’est-ce que vous faites avec ce…, demanda Tanis.
— Le kender est coincé ! Il faut le sortir !
— Tass ! Ça va, là-dedans ? dit Tanis en ouvrant la gueule du dragon.
— Je crois que Sturm a coupé ma natte ! se lamenta le kender.
— Heureusement que ce n’est pas ta tête, dit le nain.
— Qu’est-ce qui bloque ? demanda Rivebise en se penchant à son tour sur la gueule du dragon. Il faut le dégager tout de suite. Les draconiens ne vont pas tarder à reprendre leurs esprits.
Caramon se plaça devant la tête d’osier, empoigna des deux mains les orbites et tira de toutes ses forces en ahanant. On entendit un craquement ; Caramon tituba en arrière, un morceau de la tête entre les mains. Tanis dégagea le kender de sa coque. Il en sortit en souriant de toutes ses dents.