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Comme pour se garantir d’un danger, Raistlin s’éloigna lentement du puits.

— Moi aussi, je sens quelque chose, dit Tanis. Qu’est-ce que c’est ?

— Oui, qu’est-ce que c’est ? répéta Tass en se penchant.

— Sortez-le de là ! cria Raistlin.

Gagné par la peur du mage, Tanis sentit qu’il se passait quelque chose de terrible. Il bondit vers le kender. À cet instant, le sol se mit à trembler. Tass poussa un cri ; la murette du puits s’était lézardée, et elle avait cédé sous lui. Il glissait vers le trou noir, s’accrochant aux pierres qui s’éboulaient.

Alerté par l’injonction de Raistlin, Rivebise gagna le puits pour venir en aide au kender. Il attrapa Tass par le collet et le tira de la margelle qui continuait de s’effriter.

Le sol trembla de nouveau. Soulevant la poussière et les feuilles sur toute la place, un grand courant d’air froid sortit du puits. Pris dans ce souffle, Tanis réagit promptement.

— Filez ! cria-t-il à ses compagnons.

Les colonnes tremblèrent. Cloués sur place, les compagnons avaient les yeux rivés sur le puits. Rivebise fut le premier à s’en arracher.

— Lunedor ! appela-t-il en cherchant du regard autour de lui. Lunedor !

Sa voix fut couverte par un hurlement strident qui s’éleva des profondeurs du puits. Il était si aigu qu’il leur vrilla les tympans.

Paralysé, Tanis regarda Sturm s’éloigner de la margelle à reculons. Il entendit Raistlin, le visage luisant d’un jaune métallique, les yeux dorés teintés du rouge de la lune, crier quelque chose qu’il ne comprit pas. Il vit l’œil de Tass s’agrandir face au trou béant. Sturm prit le kender sous son bras et le porta jusqu’à la lisière des arbres. Caramon courut vers son frère et le traîna à l’abri. Tanis savait que quelque chose de monstrueux allait sortir du puits, mais il était incapable d’agir.

Rivebise n’avait pas bougé non plus. Il se battait avec l’angoisse qui l’envahissait : il ne savait pas où était Lunedor. Occupé avec le kender, il ne l’avait pas vue partir vers le temple aux colonnes blanches. Le tremblement du sol et le terrifiant hurlement lui rappelaient un cauchemar de sinistre mémoire.

« La mort aux ailes noires. »

À force de se concentrer sur Lunedor, il était couvert de sueur. Lui seul savait à quel point elle avait besoin de sa présence. La force apparente de la jeune femme masquait la peur, les doutes et l’incertitude qui l’habitaient. Elle devait être désemparée ; il fallait qu’il la retrouve.

Le barbare aperçut Tanis qui faisait de grands signes en direction du temple. Rivebise n’entendit pas ce qu’il disait. Lunedor ! Il avait compris. Il se dirigea vers le temple. Brusquement il perdit l’équilibre et tomba à genoux. Il vit Tanis foncer vers lui.

Puis l’horrible objet de ses cauchemars sortit du puits. Rivebise ferma les yeux pour ne plus rien voir.

C’était un dragon.

Dans un état quasi léthargique, Tanis regarda le monstre émerger du puits. Comme c’est beau…, songea-t-il.

Dans un formidable battement d’ailes, le dragon noir se dressa de toute sa hauteur, les mille écailles de son corps monstrueux miroitant sous la lumière lunaire. Ses yeux avaient la couleur mordorée de la roche en fusion. Sa gueule hérissée de crocs blancs comme neige exhala un rugissement. Ses ailes s’étendirent au-dessus du puits, éclipsant le clair de lune et les étoiles. Chacune se terminait par une serre rouge sang qui luisait à la lueur de Lunitari.

Jamais Tanis n’avait ressenti pareil effroi. Son cœur battait à tout rompre, il arrivait à peine à respirer. Horrifié et fasciné à la fois, il s’abîmait dans la contemplation de la sinistre beauté de la créature.

Le dragon prit son envol, et la peur qui paralysait Tanis s’estompa. Il eut le réflexe de saisir son arc ; il allait sortir une flèche de son carquois quand le dragon parla.

Au premier mot qu’il prononça, des ténèbres aveuglantes descendirent du ciel. Tanis perdit conscience de l’endroit où il se trouvait. Il ne savait qu’une chose : le dragon allait fondre sur eux. Sans défense, il pouvait seulement se plaquer au sol et ramper parmi les ruines pour se cacher.

Comme on ne voyait rien, le demi-elfe fit appel à son ouïe et guetta les bruits. Le battement d’ailes de la créature avait cessé. Le demi-elfe se représenta un grand oiseau de proie planant au-dessus de lui.

Il entendit comme un bruissement de feuillage dans la brise, qui se transforma en un souffle violent, comme avant l’orage. Puis retentirent les rafales hurlantes d’un typhon. Tanis se réfugia contre le mur en se couvrant la tête de ses bras.

Le dragon était passé à l’attaque.

Il ne pouvait percer les ténèbres qu’il avait créées, mais il savait où se trouvaient les intrus. Ses serviteurs draconiens l’avaient averti qu’un groupe de voyageurs avait pénétré dans le pays, et que le bâton au cristal bleu était parmi eux. Le seigneur Verminaar désirait mettre la relique sous la garde de Khisanth le dragon, pour qu’il reste à jamais hors des contrées humaines. Mais Khisanth avait égaré le bâton, et le seigneur Verminaar n’était pas content. Il fallait le récupérer. Khisanth avait soigneusement repéré les intrus avant d’envoyer les ténèbres sur la place. Cependant, il n’avait pas remarqué que le bâton était hors champ. Sûr de lui, il ne songeait plus qu’à anéantir les compagnons.

Le dragon fondit du ciel, ses ailes incurvées comme deux cimeterres noirs. Il plongea sur le puits, où il avait vu aller et venir ses ennemis. Sachant qu’une terreur paralysante les clouait sur place, Khisanth était certain de tous les tuer d’un coup. Il ouvrit la gueule et darda sa langue fourchue.

Tanis entendit le dragon approcher. Il sentit le souffle d’air que déplaçaient ses ailes immenses, suivi d’une gigantesque aspiration de sa gueule béante. Il y eut alors un bruit de marmite d’eau bouillante renversée sur le feu. Une substance liquide et des éclats de roche en fusion lui éclaboussèrent les mains, provoquant une douleur cuisante.

Il entendit crier. La voix d’un humain avait poussé un hurlement douloureux, un cri si atroce que Tanis eut du mal à se retenir pour ne pas crier aussi. Rivebise. Le cri se mua en gémissement plaintif.

Une masse énorme passa en frôlant Tanis, qui fut aplati contre le mur. Puis les remous s’apaisèrent. Le dragon avait regagné les profondeurs du puits.

Ce fut le silence.

Tanis ouvrit les yeux. Les ténèbres s’étaient dissipées. Les deux lunes brillaient dans une mer d’étoiles scintillantes. Lentement, le demi-elfe reprit son souffle. Il se remit debout et courut vers la silhouette qui gisait sur les dalles de la place.

Au premier regard, il se détourna. La vision était insoutenable. Ce qui restait de Rivebise n’avait plus rien d’humain. Les chairs arrachées laissaient apparaître les os. Ses yeux pendaient sur ses joues décharnées. Sa bouche ouverte était figée en un rictus horrifié. De son torse défoncé saillaient les côtes, hérissées de lambeaux de vêtements carbonisés. Ses entrailles dégoulinaient en grappes sanguinolentes que la lune baignait d’une lumière rougeâtre.

Tanis s’effondra en vomissant. Il avait vu des hommes mourir sous son épée, d’autres taillés en pièces par les trolls. Mais ça… Le demi-elfe savait qu’il serait hanté pour toujours par ce qu’il voyait.

Une main solide agrippa son bras, faisant passer un courant de chaleur et de compréhension. Il se redressa et essaya de bredouiller une parole.

— Tu vas mieux ? demanda Caramon avec inquiétude.

Tanis opina du chef, incapable d’articuler un mot. Entendant la voix de Sturm, il se retourna.

— Remercions les vrais dieux, Tanis ! dit Sturm. Il est encore vivant. J’ai vu bouger sa main.

— Achève-le ! dit Tanis d’une voix qui s’étranglait. Achève-le, Sturm !

Le chevalier dégaina son épée, dont il embrassa la garde. Il la leva face à Rivebise en prononçant mentalement les paroles destinées aux héros morts à la guerre. Puis il entonna le vieux chant funéraire solamnique, la lame de son épée au-dessus de la poitrine de Rivebise.