— Vas-y !
Plus silencieux qu’une souris sur un tapis moelleux, Tass se glissa jusqu’à la porte en ogive. La grande salle était sûrement un lieu de cérémonie ; ce devait être la crypte des Anciens, selon Raistlin, mais ce n’était plus qu’une ruine… Tass remarqua d’énormes trous entre les dalles dressées comme des pierres tombales. Le mur situé au levant s’était écroulé, laissant libre cours à des nuages de vapeur blanchâtre qui dégageaient une odeur de pourriture. Il distingua une ouverture vers le sud et une autre au nord. Le grincement bizarre venait du côté sud.
Brusquement, le kender sentit le sol vibrer sous ses pieds, et il entendit un martèlement. Il retourna en toute hâte vers l’escalier. Les compagnons, sur le qui-vive, se plaquèrent contre le mur, les armes à la main. Il y eut une grande aspiration d’air et une douzaine de silhouettes passèrent devant la porte en faisant trembler le sol. Ils entendirent quelques râles et des respirations bruyantes, puis les silhouettes disparurent dans la vapeur des buées. Après un dernier grincement, ce fut le silence.
— Par les Abysses ! Qu’est-ce que ça peut bien être ? s’exclama Caramon. Ce n’était pas des draconiens, ou alors une espèce miniature. D’où sont-ils sortis ?
— Du côté nord de la grande salle, répondit Tass. Ils allaient vers le méli-mélo de voix bizarres qui vient du côté sud.
— Qu’y a-t-il à l’est ? demanda Tanis.
— D’après le bruit que j’ai entendu, une chute d’eau qui doit se déverser quarante pieds plus bas. Le sol est plein de trous. Il ne vaut mieux pas s’aventurer par là…
— Je renifle une odeur… bien particulière. Une odeur que je connais, mais que je ne situe pas…
— Ça sent la mort, dit Lunedor, tremblante.
— Bien pire que ça, murmura Flint.
Soudain, il roula de grands yeux et le sang lui monta au visage.
— J’ai trouvé ! Des nains des ravins ! s’exclama-t-il en saisissant sa hache. Ces misérables apparitions, c’était donc ça ! Eh bien ! ils n’en ont plus pour longtemps !
Il se précipita dans le couloir. Tanis, Sturm et Caramon le rattrapèrent par le collet.
— Du calme ! ordonna Tanis. Es-tu bien sûr que ce soit des nains des ravins ?
— Évidemment ! Ils m’ont retenu trois ans prisonnier. C’est pourquoi je ne vous ai pas parlé de ce que j’avais fait pendant ces cinq dernières années. Mais je vais me venger ! Je tuerai chaque nain que je trouverai sur ma route !
— Attends un peu, coupa Sturm. Les nains des ravins ne sont pas méchants, en tout cas, rien de comparable avec les gobelins. Pourquoi vivent-ils ici avec les draconiens ?
— Ils sont esclaves, dit Raistlin. Ils doivent l’être depuis que la cité a été détruite. Il est possible que les draconiens, venus pour défendre les Anneaux, les aient gardés comme main-d’œuvre.
— Ils peuvent nous être utiles…, murmura Tanis.
— Utiles ? Des nains des ravins ? explosa Flint. Tu serais capable de te fier à cette engeance ?
— Non, nous ne pouvons pas nous fier à eux, bien entendu. Mais tout esclave est prêt à trahir son maître, et les nains des ravins, comme les autres nains d’ailleurs, ne sont fidèles qu’à leur chef de clan. Si nous ne leur demandons pas d’exposer leurs vies, ils consentiront peut-être à monnayer leurs services.
— Je préférerais encore m’acoquiner avec un ogre ! dit Flint d’un air dégoûté. Allez-y ! Allez quémander l’assistance de vos nouveaux amis ! Ah ! ils vous aideront, c’est sûr ! Ils vous amèneront directement dans la gueule du dragon !
Tanis et Sturm échangèrent un regard ; le nain pouvait se révéler incroyablement têtu.
— Je ne sais que penser…, soupira Caramon. Si Flint reste ici, qui de nous saura parlementer avec cette racaille ?
Tanis, surpris de la subtile démarche de Caramon, entra dans son jeu :
— Sturm, peut-être… ?
— Sturm ! s’écria Flint. Un chevalier incapable de frapper un ennemi dans le dos ? Il vous faut quelqu’un qui connaisse ces perfides créatures…
— Tu as raison, dit gravement Tanis. Il vaut peut être mieux que tu nous accompagnes.
— Cela tombe sous le sens ! dit le nain en empoignant son sac. (Arrivé au milieu du couloir, il se retourna.) Alors, vous venez ?
Réprimant leurs sourires, les compagnons suivirent leur guide dans la crypte des Anciens, jusqu’à un couloir, côté sud. Au bout d’une centaine de pas, le grincement métallique s’arrêta. Ils entendirent des bruits derrière eux.
— Cachez-vous ! ordonna Tanis. Préparez-vous à les stopper. Il ne faut pas qu’ils donnent l’alerte.
Un nouveau groupe de petites silhouettes trapues courut à leur rencontre.
Le chef de la troupe les avait vus. Caramon se campa devant lui, le geste menaçant.
— Halte ! cria-t-il.
Les nains le contournèrent et disparurent à l’angle du couloir. Décontenancé, Caramon se retourna sur eux.
— Halte ! cria-t-il plus fort.
Le nain en chef réapparut, un doigt sur les lèvres.
— Chut… !
La petite silhouette disparut, les grincements reprirent.
— Ils sont tous comme ça ? interrogea Lunedor d’un air effaré. Vous avez vu leurs vêtements en loques et les plaies sur leurs corps ?
— Sans compter qu’ils ont autant de cervelle qu’une mouche, ajouta Flint.
Les compagnons passèrent l’angle du corridor, enfumé par les torches, qui s’ouvrait sur toute sa longueur sur des portes en ogives.
— Des cryptes, murmura Raistlin.
Le couloir se terminait sur une ogive, sous laquelle étaient massés les nains des ravins.
— C’est le moment de savoir ce qu’ils font là, dit résolument Tanis en marchant vers eux.
Raistlin l’arrêta.
— Laisse-moi faire ! lança-t-il en se tournant vers les autres. Surtout, ne me dérangez pas. Restez en arrière !
Raistlin avança au bout du couloir. Les nains le considérèrent avec curiosité, sans se préoccuper de la présence des compagnons. Le mage fouilla dans sa bourse et sortit quelques pièces d’or. Leurs yeux brillèrent. Certains s’approchèrent pour être au premier rang.
Le mage prit une pièce entre les doigts et la leva bien haut pour que tous les nains la voient, puis la jeta en l’air… où elle disparut.
Il y eut de vives exclamations de surprise. Dans un geste théâtral, Raistlin ouvrit les doigts : la pièce avait réapparu. Les nains applaudirent et se pressèrent autour de lui, émerveillés.
Ils appartenaient à la race des Aghars, et subissaient un sort peu enviable. Au bas de l’échelle des castes de nains de Krynn, ils vivaient de manière sordide, dans des endroits délaissés par les hommes et les bêtes. Comme tous les nains, ils se regroupaient en clans, qui vivaient ensemble sous le commandement d’un chef suprême. Trois clans habitaient Xak Tsaroth : les Sluds, les Bulps et les Glups. Les nains qui entouraient Raistlin appartenaient aux trois. Hommes et femmes ne se distinguaient guère. On reconnaissait celles-ci à leurs joues poilues et à leurs jupes rapiécées, mais elles étaient aussi laides que les mâles. Ce petit peuple menait malgré tout une existence pleine d’entrain.
Avec une étonnante dextérité, Raistlin fit aller et venir la pièce autour de son poignet. Après l’avoir escamotée, il vint la cueillir dans l’oreille d’un nain. Ce dernier tour de passe-passe fut interrompu par les amis du bienheureux, qui se précipitèrent sur son oreille pour tenter d’en extraire d’autres pièces. Raistlin mit fin à l’intermède en déroulant un parchemin qu’il commença à lire.
— Suh tangu moipar, ast akular kalipar.
Les nains prirent une expression extasiée. Quand Raistlin eut terminé sa lecture, les hiéroglyphes du parchemin s’enflammèrent, puis s’évanouirent en fumée.
— Que veut dire ce cirque ? demanda Sturm, l’air soupçonneux.
— Ils sont sous un charme qui leur inspire une totale amitié envers moi.