Tanis l’aurait juré. Qu’était devenu Raistlin ? Mort ? Et puis à quoi bon ces questions, ils allaient tous mourir…
— Tanis, je sais ce que tu penses, dit Sturm, le visage empreint de gravité. Mais nous n’avons pas d’alternative, et le temps presse. C’est notre seule chance de récupérer les Anneaux. Il ne s’en présentera pas d’autre.
Tanis se caressa la barbe et réfléchit. Sturm avait raison : le temps pressait. Mais comment se fier au raisonnement du chevalier ? Il ne désirait qu’une chose : affronter le dragon !
— Allons-y, dit le demi-elfe.
Tout ce qu’il souhaitait à présent c’était d’en finir pour rentrer à la maison et retrouver Solace. Toujours enthousiaste, Tass se tourna aussitôt vers l’échelle.
— Pas toi, Tass, les guerriers d’abord, dit l’elfe en retenant fermement le kender.
— Flint et moi, on est toujours à la traîne ! Bon, j’espère qu’il ne se passera rien jusqu’à ce que nous arrivions auprès du bestiau. Je n’ai jamais parlé à un dragon…
— Le dragon n’a jamais parlé non plus à un kender, grommela Flint. Je me demande si tu réalises, tête de moineau, que nous courons à la mort. Tanis l’a compris, je l’ai senti dans sa voix.
— Tu sais, Flint, mon peuple ne redoute pas la mort. De fait, nous nous y exposons sans cesse, et elle représente la dernière grande aventure. Je ne crains pas de quitter cette vie, mais je regretterai mes objets, dit-il en tâtant ses poches, et puis Tanis et toi. De toute façon, après notre mort, nous nous retrouverons…
Flint imagina le kender insouciant et joyeux gisant raide et froid. Son cœur se serra.
— Si tu crois que je vais partager mon éternité avec un kender, dit-il d’une voix nouée par l’émotion, tu es plus fou que Raistlin ! Allez, viens !
— Oui, mais il nous faudrait de la lumière, fit remarquer Sturm.
— De la lumière ? dit une voix glaciale. Rien de plus simple !
Les ténèbres se dissipèrent instantanément. Les compagnons découvrirent qu’ils étaient dans une immense salle dont le dôme paraissait sans fin. Une fissure laissait passer une lumière froide, qui éclairait un grand autel autour duquel s’entassaient les joyaux et les pièces de monnaie de Xak Tsaroth. L’or ne scintillait pas, les pierreries étaient ternes. La lumière n’illuminait rien, sinon le dragon noir perché sur un piédestal comme un gigantesque oiseau de proie.
— Vous avez l’impression d’avoir étés trahis ? demanda le dragon d’un ton amène.
— Le mage nous a trahis ! Où est-il ? Sans doute passé à ton service ! cria Sturm, qui avança d’un pas en dégainant son épée.
— Reste où tu es, pauvre Chevalier de Solamnie, sinon ton petit sorcier ne te fera plus jamais de tours de passe-passe !
Le dragon ondula de son long cou et, délicatement, souleva une patte. Raistlin était coincé dessous, pris entre ses griffes et le socle du piédestal.
— Raist ! rugit Caramon en bondissant.
— Arrête-toi, imbécile ! siffla le dragon.
Il posa la pointe de ses griffes sur le ventre du mage. Raistlin fit un geste vers son frère, qui s’immobilisa. Tanis vit bouger une ombre derrière l’autel ; c’était Boupou, tapie parmi les trésors, trop terrorisée pour émettre un son.
Le visage de Caramon s’empourpra de rage.
— Laisse-le tranquille ! cria-t-il au monstre ailé. C’est avec moi que tu dois te battre !
— Je ne me battrai contre aucun de vous, dit le dragon en secouant doucement ses ailes.
Raistlin grimaça de douleur. La bête s’amusait à lui enfoncer doucement ses griffes dans la chair. Le mage haletait, sa peau métallisée scintillant de sueur.
— Inutile de gigoter, mage. Nous parlons le même langage, ne l’oublie pas. Au premier mot d’une formule magique, les carcasses de tes amis seront jetées en pâture aux nains des ravins !
Raistlin, épuisé, gardait les yeux clos. Mais Tanis vit ses poings s’ouvrir et se fermer. Il comprit que le mage se concentrait sur un sort qu’il se préparait à lancer. Ce serait sans doute le dernier, mais cela donnerait une chance à Rivebise de prendre les Anneaux et de partir avec Lunedor.
— Comme je l’ai déjà dit, continua le dragon d’une voix égale, je ne me battrai pas contre vous. Je ne sais comment vous avez pu échapper à mon courroux, en tout cas vous êtes là. Et vous allez me rendre ce qui m’a été volé. Oui, dame de Que-Shu, je vois que le bâton de cristal est entre tes mains. Apporte-le-moi.
Tanis chuchota à Lunedor :
— Gagne du temps !
Son beau visage de statue resta impassible ; il se demanda si elle l’avait entendu. Elle semblait à l’écoute d’autre chose.
— Obéis ! menaça le dragon. Obéis ou le mage mourra. Puis viendra le tour du chevalier. Ensuite, le demi-elfe, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste plus que toi, dame de Que-Shu. Alors tu m’apporteras le bâton en implorant grâce.
Lunedor baissa les yeux. Repoussant doucement Rivebise de la main, elle se tourna vers Tanis et l’étreignit.
— Adieu, ami ! dit-elle, sa joue contre la sienne. Je sais ce qu’il faut que je fasse. Je porterai le bâton au dragon et…
— Non ! Maintenant ça n’a plus d’importance. Il nous tuera tous.
— Écoute-moi un instant ! Reste auprès de Rivebise, et empêche-le de me retenir.
— Et si, moi, je te retenais ? demanda Tanis, la prenant par les épaules.
— Tu n’y parviendrais pas, dit-elle avec un sourire mélancolique. Chacun doit suivre son destin, comme la Maîtresse de la Forêt nous l’a dit, et tu le sais. Rivebise va avoir besoin de toi. Bonne chance, ami.
Comme si elle voulait imprimer dans sa mémoire le visage de son aimé, Lunedor le fixa d’un regard intense. Comprenant qu’elle lui disait au revoir, il voulut la rejoindre. Tanis le retint.
— Rivebise, fais-lui confiance. Elle n’a pas perdu foi en toi pendant toutes les années où tu livrais tes batailles. Elle t’attendait. Ce combat-là est le sien. Ton tour est venu de l’attendre.
Rivebise serra les dents, mais ne bougea pas. La main chaleureuse de Tanis augmenta sa pression sur son bras. Mais le barbare ne le voyait pas. Il n’avait d’yeux que pour Lunedor.
— À quoi riment ces atermoiements ? fit le dragon. Tout cela est bien fastidieux ! Viens ici !
Lunedor passa devant le nain et le kender. Flint s’inclina. Tasslehoff lui adressa un regard solennel. L’aventure n’était pas aussi amusante qu’il l’avait imaginé. Pour la première fois de sa vie, le kender se sentit tout petit, seul et sans défense. C’était un sentiment extrêmement désagréable ; il pensa que la mort serait sans doute préférable.
Lunedor s’arrêta devant Caramon.
— N’aie aucune crainte, tout ira bien pour ton frère.
Puis elle s’approcha de Sturm.
— Accompagne moi, Sturm. Jure de m’obéir, quoi que je t’ordonne de faire. Jure sur ton honneur de Chevalier Solamnique.
Sturm hésita. Lunedor le regarda droit dans les yeux.
— Jure-le, ou j’irai seule.
— Je te donne ma parole de chevalier, ma dame, dit Sturm avec déférence. Je t’obéirai.
— Reste à mon côté, et, surtout, ne fais rien d’autre.
Ensemble, la barbare et le chevalier marchèrent vers le dragon.
Emprisonné dans les griffes du monstre, Raistlin se préparait à jeter un sort, qui serait sans doute le dernier. Mais les pensées qui le tourmentaient l’empêchaient de se concentrer. Il tentait de reprendre le contrôle de lui-même.
Je suis en train de me sacrifier, et je me demande bien pourquoi, se disait-il avec amertume. Pour sortir ces imbéciles du mauvais pas dans lequel ils se sont eux-mêmes fourrés. Ils n’attaqueront pas le dragon de peur de me faire du mal, mais ils me craignent et se méfient de moi. Cela n’a aucun sens, et me sacrifier pour eux serait absurde. Pourquoi devrais-je mourir en leur nom, alors que ma vie vaut plus que la leur ?