« Ce n’est pas pour eux que tu le ferais », lui répondit une voix. Raistlin tenta de situer d’où elle venait ; il lui semblait l’avoir déjà entendue quelque part, mais où ? En tout cas, elle lui parlait dans les moments cruciaux. Devant l’imminence de l’inéluctable, elle insista :
« Ce n’est pas pour eux que tu te sacrifies. C’est parce que tu ne supportes pas l’échec ! Personne ne t’a jamais vaincu ; même la mort n’a pas eu raison de toi ! »
Raistlin sentit son corps se détendre. Les paroles de l’incantation lui vinrent tout naturellement sur les lèvres. « Astol arakhkh um », murmura-t-il, sentant ses membres diffuser les ondes magiques. Une autre voix, bien vivante cette fois, frappa son oreille.
C’était celle d’une femme ; une princesse barbare d’une tribu défunte.
Raistlin vit Lunedor s’avancer au bras de Sturm. Sa déchéance physique avait tué en lui tout sentiment pour une créature vivante. Les yeux du mage ne percevaient pas la beauté qui enchantait Tanis et Caramon. Ses pupilles en forme de sablier voyaient Lunedor déchirée et mourante. Il ne ressentait pas de compassion pour elle, mais il savait qu’elle éprouvait de la pitié pour lui, et il la haïssait à cause de cela ; elle lui faisait peur. Pourquoi s’adressait-elle à lui ?
Elle lui dit d’attendre.
Raistlin comprit. La barbare savait qu’il se préparait à jeter un sort, et elle lui faisait comprendre que c’était inutile. C’est elle qui avait été choisie. Elle qui devait accomplir le sacrifice. Il la vit avancer, les yeux fixés sur le dragon, accompagnée de Sturm, aussi noble et solennel que Huma en personne. Sturm était l’objet rêvé pour le sacrifice de Lunedor. Mais comment Rivebise pouvait-il la laisser faire ? Ne pouvait-il prévoir ce qui allait arriver ? Le mage jeta un coup d’œil vers le barbare. Ah ! bien sûr, le demi-elfe occupait Rivebise, distillant ses paroles de sagesse comme d’autres font couler le sang. Le barbare était aussi influençable que Caramon.
Pâle et résolue, Lunedor se tenait face au dragon. À son côté, Sturm semblait agité par un conflit intérieur. Elle avait dû lui extorquer un serment qui entrait en contradiction avec ses préceptes de chevalerie, déduisit Raistlin avec une moue cynique.
Quand le dragon prit la parole, Raistlin rassembla ses forces, s’apprêtant à agir.
— Pose le bâton parmi les autres reliques, ordonna le dragon, dodelinant de la tête vers l’amoncellement de joyaux.
Incapable de faire un mouvement, Lunedor regardait fixement le monstre qui la tétanisait. Sturm cherchait des yeux, parmi les monceaux d’objets précieux, où se trouvaient les Anneaux de Mishakal. Il n’avait jamais imaginé pouvoir ressentir une peur pareille. Sans sa devise « Mon honneur est ma vie », qu’il se répétait mentalement, il aurait pris ses jambes à son cou.
Lunedor sentit que le chevalier tremblait, le front perlant de sueur. Révérée déesse, pria-t-elle intérieurement, donne-moi le courage d’agir !
Elle sentit Sturm la pousser du coude. Il fallait qu’elle dise quelque chose. Son silence n’avait que trop duré.
— Que nous donneras-tu en échange du bâton miraculeux ? demanda fermement Lunedor.
Le dragon éclata d’un rire atroce.
— Vous donner quoi ? Mais rien, rien du tout ! Je ne traite pas avec les voleurs. Encore que… (Sa patte glissa sur le ventre du mage, juste assez pour que les compagnons voient le sang couler.)… le seigneur Verminaar, Grand Maître des Dragons, puisse voir d’un œil favorable le fait que vous rendiez ce bâton. Il se peut qu’il fasse preuve de clémence ; les prêtres ont d’étranges principes. Mais sache une chose, dame de Que-Shu : le seigneur Verminaar n’a que faire de tes amis. Donne-moi le bâton, et ils seront épargnés. Si tu me forces à te le prendre, ils mourront. Le mage en premier !
À bout de nerfs, Lunedor était sur le point de flancher. Sturm la soutint, et tenta de la rassurer.
— J’ai repéré les Anneaux, chuchota-t-il à son oreille. Es-tu décidée à aller jusqu’au bout, ma dame ?
Elle inclina la tête. Sous les mèches cendrées qui ombrageaient son visage, brillaient ses grands yeux, calmes et sereins. Elle lui sourit. Son expression était un mélange d’inquiétude et de paix, comme celle des statues de divinités. Elle n’avait rien dit, mais Sturm comprit.
— Puissé-je avoir ton courage, ma dame. Je ne t’abandonnerai pas.
— Adieu, chevalier. Dis à Rivebise…
Ses yeux s’emplirent de larmes. Craignant de faiblir, elle se retourna vers le dragon. La voix de Mishakal s’éleva en elle, exauçant sa prière. « Présente-lui le bâton avec hardiesse ! » Mue par une force intérieure, Lunedor tendit le bâton au cristal bleu.
— Nous ne nous rendrons jamais ! cria-t-elle, d’une voix qui résonna dans la salle.
D’un geste rapide, elle brandit le bâton et l’abattit sur la serre qui emprisonnait Raistlin.
Le bâton rendit un long son cristallin…, puis éclata. Il libéra une gerbe de lumière qui tournoya en volutes autour du dragon.
Khisanth mugit de rage et de douleur. Il était blessé à mort. Sa tête hagarde oscilla dans tous les sens, et sa queue battit sauvagement ses flancs que les flammes bleues dévoraient. Il était mû par la frénésie de tuer ceux qui lui infligeaient cette horrible douleur, mais l’intense lumière bleue le consumait inexorablement, comme elle consumait Lunedor.
La fille de chef n’avait pas lâché le bâton quand il s’était brisé. Elle pointait fermement ce qui en restait contre le dragon. Quand la lumière du cristal bleu la toucha, elle sentit une brûlure intense. Éblouie, elle entendit le dragon rugir au-dessus d’elle ; puis la douleur devint si forte qu’elle sombra dans une sorte de demi-sommeil. Je vais dormir, pensa-t-elle. Je vais dormir et quand je me réveillerai, je serais là où en vérité je dois être.
Aveuglé par l’intensité de la lumière, assourdi par le tumulte, Sturm réalisa qu’il lui fallait rassembler tout son courage s’il voulait tenir parole, et s’emparer des Anneaux.
Il dut s’arracher à la vision de Lunedor recroquevillée dans l’agonie, et bientôt engloutie par les flammes. Il se dirigea d’un pas chancelant vers les Anneaux. Cent fins cercles de platine, liés par une bague unique. Leur légèreté le surprit quand il les souleva.
Soudain son cœur se figea dans sa poitrine ; une main ensanglantée émergeant de l’amas de trésors le prit par le poignet.
— Aide-moi !
D’un coup sec, il dégagea Raistlin, qui se remit debout. Le mage était maculé de sang mais il ne semblait pas sérieusement blessé. En un clin d’œil, Caramon fut auprès d’eux. Raistlin entraîna son frère à l’écart.
— Aide-moi à trouver le grimoire !
— Qui s’en soucie ! rugit Caramon. Il faut que je te sorte de là !
Les colonnes se mirent à trembler. Puis les murs se craquelèrent, et le toit de la salle s’effondra avec fracas.
Le tourbillon de lumière avait cessé. Le dragon était mort.
— La cité entière est en train de s’écrouler ! hurla Sturm. Comment allons-nous sortir d’ici ?
— Le seul chemin que je connaisse est celui que nous avons emprunté : le tunnel, cria Tanis, scrutant les volutes de poussière pour retrouver ses compagnons. Où sont les autres ?
Horrifié, il frémit de dégoût en voyant Raistlin fourrager dans le trésor. À côté de lui, une petite silhouette le tirait par la manche. Boupou !
— Cesse ce pillage et dis à ta naine de nous montrer un chemin pour sortir de là, ou je t’étrangle de mes mains ! cria Tanis en empoignant le mage, qu’il plaqua contre l’autel.
Boupou poussa des cris perçants.
— Venir ! Nous allons ! Moi connais le chemin !