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Margaret Weis & Tracy Hickman

Dragons d’une aube de printemps

L’éternel

— Regarde, Berem, il y a un chemin… Comme c’est étrange. Depuis le temps que nous chassons dans ces bois, nous ne l’avons jamais remarqué.

— Il n’y a rien d’étrange. Le feu a consumé les broussailles et voilà le sentier à découvert. C’est probablement une piste laissée par un animal.

— Suivons-la. Nous trouverons peut-être un cerf au bout. Aujourd’hui, nous n’avons rien vu passer, et je déteste rentrer bredouille.

Sans attendre ma réponse, elle s’engage sur la piste. Je la suis en haussant les épaules. Il fait bon être dehors, après la froidure de l’hiver. Le soleil me chauffe agréablement les bras et on avance aisément dans la forêt depuis qu’elle a brûlé. Les lianes ne s’accrochent plus à nous et les ronces ne déchirent plus nos vêtements. Un éclair ! Probablement les derniers feux de l’orage qui a éclaté…

Cela fait longtemps que nous marchons et je commence à être fatigué. Elle s’est trompée, ce n’est pas la trace d’un animal. C’est un sentier fait par l’homme, et il doit y avoir bien longtemps qu’il existe. Ce n’est pas là que nous trouverons du gibier. Comme tous les autres jours. Le feu, puis le froid hivernal ont tué les animaux ou les ont fait fuir. Ce n’est pas ce soir non plus que nous mangerons de la viande.

Nous marchons. Le soleil est à son zénith. Je suis fatigué et affamé. Nous n’avons pas vu bête qui vive.

— Rentrons, ma sœur, nous ne trouverons rien par ici…

Elle s’est arrêtée pour souffler. Elle a chaud, elle est découragée. Elle est si amaigrie. Elle travaille trop. Au lieu de s’occuper uniquement de la maison et de répondre aux avances de ses prétendants, elle va à la chasse. C’est une jolie fille, je trouve. Les gens disent que nous nous ressemblons, mais ils se trompent. C’est que nous sommes très proches l’un de l’autre, plus que d’autres frères et sœurs. Avec la dure vie que nous avons menée, c’est naturel…

— Je crois que tu as raison, Berem. Pas la moindre empreinte… Mais attends ! Regarde !

Je vois une clarté éblouissante, une profusion de couleurs brillant dans le soleil, comme si tous les joyaux de Krynn étaient tombés ici.

— C’est peut-être un arc-en-ciel, dit-elle en ouvrant de grands yeux.

« Ah ! voilà bien l’esprit des filles ! » me dis-je en éclatant de rire. Mais j’ai du mal à la rattraper, car elle court aussi vite qu’un chevreuil.

Nous sommes arrivés dans une clairière. C’est sans doute là que la foudre est tombée. La végétation a été soufflée. Des colonnes fracassées gisent sur le sol carbonisé. Une atmosphère oppressante règne en cet endroit où rien ne pousse depuis longtemps. Je veux m’éloigner, mais quelque chose m’en empêche…

J’ai devant les yeux un spectacle inouï ; même en rêve, je n’ai jamais vu ça… Une colonne de pierre incrustée de gemmes étincelantes ! Saisi de stupeur, je tremble de tous mes membres.

— Berem, c’est extraordinaire ! s’exclame Jasla. Je n’ai jamais rien contemplé d’aussi beau ! De tels joyaux dans un endroit aussi désolé !

Elle regarde autour de nous, je la sens fiévreuse.

— Berem, cet endroit a quelque chose de solennel, comme s’il avait été frappé de malédiction. Ce devait être un temple, avant le Cataclysme. Un temple dédié aux dieux du Mal… Mais qu’est-ce que tu fais ?

Avec mon couteau de chasse, j’essaie de détacher une gemme de la colonne. Grosse comme mon poing, elle étincelle d’un vert ardent. Elle bouge sous la lame de mon couteau.

— Arrête, Berem ! C’est un sacrilège ! Cet endroit est consacré à un dieu, je le sais !

Je sens la gemme froide se réchauffer sous mes doigts.

— Bah ! Tu as parlé d’un arc-en-ciel, tu ne croyais pas si bien dire ! Le sort nous a souri, comme dans les contes de fées ! Si c’est un sanctuaire, il est abandonné des dieux depuis longtemps. Regarde donc autour de toi, ce n’est que ruines ! Les dieux auraient dû en prendre soin. Ils ne m’en voudront pas pour une gemme…

— Berem !

Mais c’est qu’elle a réellement peur ! Quelle folle ! Elle commence à m’énerver. D’ailleurs, j’ai presque fini de détacher ta gemme de la colonne.

— Écoute, Jasla, dis-je en frémissant d’excitation, nous n’avons pas de quoi vivre, après l’incendie et le dur hiver que nous avons eus. Au marché de Gargath, ce joyau nous rapportera assez d’argent pour que nous puissions quitter ce maudit pays ! Nous irons habiter en ville, peut-être même à Palanthas ! Cela fait si longtemps que nous voulons voir ses merveilles…

— Non, Berem ! Je te l’interdis ! Tu ne commettras pas ce sacrilège !

Je ne l’ai jamais vue aussi sérieuse. J’hésite. Je m’éloigne de la merveilleuse colonne. Moi aussi, je commence à trouver que cet endroit dégage une impression maléfique. Mais ces gemmes miroitant sous le soleil sont magnifiques. Les dieux ne hantent plus ces lieux, ils se moquent d’une pierre précieuse de plus ou de moins enchâssée dans une colonne brisée.

Je place la pointe de mon couteau entre la pierre et la gemme.

— Arrête !

Sa main se referme sur mon poignet, ses ongles s’enfoncent dans ma chair. Elle me fait mal. Avec la colère, je sens monter en moi une chaleur qui me suffoque et m’aveugle. Mon cœur bat à tout rompre et mes yeux s’exorbitent.

— Laisse-moi ! dit une voix grondante.

C’est la mienne. Je la repousse brutalement. Elle tombe…

Tout s’est passé comme au ralenti. Elle est tombée pour toujours. Je ne voulais pas… J’ai tenté de la rattraper… Mais j’étais cloué sur place.

Elle a heurté la colonne brisée. Le sang a giclé.

— Jasla ! appelé-je en la prenant dans mes bras.

Elle ne réagit pas. Le sang coule sur les pierres précieuses. Elles ne brillent plus depuis que ses yeux se sont éteints. La lumière s’est envolée…

Le sol se lézarde. Des colonnes émergent du sol carbonisé et se dressent en spirales. L’obscurité m’enveloppe en même temps qu’une douleur atroce me brûle la poitrine…

— Berem !

Campée devant lui, sur le pont, Maquesta interpellait son timonier.

— Berem, je t’ai donné des ordres. Un grain se prépare, et je veux que le bateau soit prêt. Qu’est-ce que tu fabriques, les yeux fixés sur la mer ? Tu joues les statues ? Tu veux devenir un monument historique ? Remue-toi, marin d’eau douce ! Je ne te paie pas à ne rien faire !

Berem sursauta. Son visage pâlit. Son expression était celle d’un enfant pris en faute. Maquesta regretta son mouvement d’irritation.

Rien à faire, il est comme ça, se dit-elle. Il doit bien avoir entre cinquante et soixante ans, c’est le meilleur timonier que j’ai jamais eu, mais c’est un gamin.

— Je suis désolée de m’être emportée, Berem. L’approche de la tempête me rend nerveuse. Allons, allons, ne me regarde pas comme ça. Ah ! si seulement tu pouvais parler ! J’aimerais bien savoir ce qu’il y a dans cette caboche, si jamais elle contient quelque chose ! Bon, n’en parlons plus. Fais ce que tu as à faire, puis descends te mettre à l’abri. Mieux vaut attendre paisiblement la fin du coup de vent.

Berem sourit d’un air candide. Maquesta lui répondit par un soupir résigné et s’en fut régler les derniers préparatifs à la tempête.

Son second lui annonça que l’équipage était au complet, mais qu’un tiers des hommes n’avait pas encore dessoûlé.

Bercé par le roulis, Berem se reposait dans son hamac. Les premiers coups de vent faisaient tanguer le Perechon amarré dans le port de Flotsam. Les mains calées derrière la tête, Berem suivait des yeux le va-et-vient de la lampe à huile accrochée au plafond de la cabine.