— Oui. Il en reste un. Mais il est totalement hors de ta portée. Chasse-le de tes pensées.
— C’est Tanis qui l’a, insista Laurana. L’aurait-il perdu ? Où est Tanis ?
— Chasse-le de tes pensées.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
La voix sépulcrale de l’historien fit frémir Laurana :
— Je ne prédis pas l’avenir. Je ne vois que le présent qui se transforme en passé, et cela, depuis que le temps existe. J’ai vu l’amour qui, par sa volonté de tout sacrifier, a redonné espoir au monde. J’ai vu l’amour essayer de supplanter l’orgueil et la soif du pouvoir, et échouer. Le monde s’est assombri à cause de cet échec, mais ce n’est qu’un nuage qui passe devant le soleil. Le soleil et l’amour, eux, sont toujours là. Enfin, j’ai vu l’amour égaré dans les ténèbres. L’amour mal placé, mal compris, car l’amant ne connaissait pas son propre cœur.
— Tu t’exprimes par énigmes, s’insurgea Laurana.
— Vraiment ? fit Astinus en s’inclinant. Bonne chance, Lauralanthalasa. Un dernier conseil : consacre-toi à la tâche qui est tienne et à rien d’autre.
L’historien s’éloigna.
Laurana le regarda partir. Ses paroles résonnaient dans sa tête : « L’amour égaré dans les ténèbres ». Était-ce si énigmatique, ou refusait-elle simplement d’admettre ce qu’Astinus suggérait ?
« J’ai laissé Tanis à Flotsam pour qu’il s’occupe de mes affaires en mon absence », avait dit Kitiara.
Kitiara, le Seigneur des Dragons, l’humaine que Tanis aimait.
La douleur qui étreignait le cœur de Laurana depuis qu’elle avait parlé avec Kitiara disparut, laissant un vide, comme une étoile qui s’éteint dans le ciel. « L’amour égaré dans les ténèbres. » Tanis s’était égaré. Voilà ce qu’Astinus essayait de lui faire comprendre. « Consacre-toi à la tâche qui est tienne. » Oui, elle le ferait, puisqu’il ne lui restait pas d’alternative.
Elle se tourna vers le seigneur de Palanthas et ses généraux et repoussa ses cheveux en arrière d’un geste fier.
— Je prendrai le commandement des armées, dit-elle d’une voix aussi froide que le vide qui s’était fait en elle.
— Ça, c’est de la maçonnerie ! constata Flint d’un air satisfait en tâtant du pied les remparts de la vieille ville. Les nains les ont construits, cela ne fait aucun doute. Regarde comment ces pierres ont été taillées pour s’emboîter parfaitement l’une dans l’autre.
— Époustouflant, dit Tass en bâillant. La Tour a-t-elle été aussi bâtie par les nains ?
— Ne me parle pas de ça ! coupa Flint. Les nains n’ont pas pu construire les Tours des Sorciers. Elles sont l’œuvre des magiciens, qui les ont créées en soulevant les rochers de terre au moyen de leur magie.
— Extraordinaire ! s’exclama Tass, soudain réveillé. J’aurais bien aimé voir ça. Comment…
— Ce n’est rien, comparé aux chefs-d’œuvre exécutés par les nains grâce à des siècles d’expérience et d’habileté ! s’écria Flint, foudroyant le kender du regard. Regarde cette pierre. Tu vois la précision du burin…
— Voilà Laurana, dit Tass, soulagé d’échapper à une nouvelle leçon d’architecture.
Flint abandonna l’inspection de sa pierre. Il vit Laurana, qui marchait vers eux dans le grand couloir sombre menant aux remparts. Elle portait la même armure qu’à la Tour du Grand Prêtre, à présent nette et astiquée de près. Une cascade de cheveux dorés s’échappait de son casque à plume rouge. Le visage baigné par le clair de lune, elle avançait les yeux fixés sur les montagnes qui se découpaient à l’horizon. Cette vision de la jeune elfe arracha un soupir à Flint.
— Elle a changé, dit-il à Tass d’un ton doux. Pourtant les elfes ne changent pas. Te souviens-tu de la première fois que nous l’avons rencontrée au Qualinesti ? Il y a six mois de cela. On dirait que des années ont passé…
— Elle n’a pas surmonté la mort de Sturm, qui ne remonte qu’à une semaine, dit Tass, inhabituellement pensif.
— Il n’y a pas que ça, dit le nain en secouant la tête. C’est lié aussi à sa rencontre avec Kitiara à la Tour du Grand Prêtre. Kitiara a dû dire ou faire quelque chose. Maudite fille ! Je n’ai jamais eu confiance en elle ! Même avant ! Je ne suis pas surpris de la revoir en seigneur draconien ! Je donnerais une montagne de pistoles pour savoir ce qu’elle a pu dire à Laurana qui l’a tant bouleversée. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même après le départ du dragon. Je suis prêt à parier ma barbe que c’est à cause de Tanis.
— Je n’arrive pas à croire que Kitiara est devenue un Seigneur des Dragons. Elle était toujours si… si… Bref, elle était sympathique !
— Sympathique ? tonna Flint, les sourcils froncés. C’est possible. Mais froide et égoïste. Oh ! elle savait être charmante quand elle le décidait. Tanis n’a jamais voulu voir les choses en face. Il a toujours cru qu’il y avait du bon en elle. Lui seul savait quel cœur d’or se cachait sous cette carapace ! Un cœur d’or, tu parles ! De pierre, oui !
— Alors, quelles sont les nouvelles ? demanda Tass d’un ton enjoué quand Laurana arriva près d’eux.
Elle leur sourit, mais comme avait dit Flint, ce n’était plus l’expression innocente avec laquelle elle les avait accueillis sous les peupliers du Qualinesti, mais un sourire semblable à un rayon de soleil hivernal, qui éclairait mais ne réchauffait pas, peut-être parce qu’il manquait dans ses yeux l’étincelle pour l’enflammer.
— Je suis nommée commandant de l’armée, dit-elle d’un ton plat.
— Félicitations…, commença Tass d’une voix qui s’éteignit devant le visage morne de Laurana.
— Il n’y a pas de quoi, répliqua-t-elle avec amertume. Je commande qui ? Une poignée de chevaliers cantonnés dans un bastion en ruine perdu dans les montagnes, et un millier d’hommes postés sur les remparts de la ville. Nous devrions être loin ! Les armées draconiennes sont en train de se regrouper ! Nous pourrions les vaincre facilement. Mais nous n’osons pas nous risquer dans les steppes, même avec les Lancedragons. À quoi servent-elles contre des cracheurs de feu qui volent ? Si seulement nous avions un orbe draconien…
Après un moment de silence, elle poussa un soupir puis dit d’un ton sec :
— Nous n’en avons pas, soit. N’y pensons plus. Nous allons donc attendre sur les remparts de Palanthas jusqu’à ce que mort s’ensuive !
— Écoute, Laurana, fit le nain en se raclant la gorge, les choses ne sont peut-être pas aussi noires que tu les vois. Les murs de la ville sont solides. Un millier d’hommes peuvent facilement les défendre. Des gnomes armés de catapultes gardent le port. Les chevaliers surveillent le seul point de passage des Monts Vingaard, et nous leur avons envoyé des renforts. Il nous reste les Lancedragons, du moins quelques-unes. Gunthar a fait savoir que d’autres arrivaient. Pourquoi n’attaquerions-nous pas les dragons en vol ?
— Ce n’est pas suffisant, Flint ! Nous pouvons tenir tête aux draconiens pendant une semaine ou deux, un mois même. Mais ensuite ? Que ferons-nous quand ils occuperont tout le territoire environnant ? Il ne nous restera plus qu’à nous barricader dans des abris de fortune. Bientôt le monde sera réduit à quelques îlots de lumière au milieu d’un océan de ténèbres. Un jour ou l’autre, l’obscurité nous absorbera.
Laurana appuya sa tête contre le mur.
— Depuis quand n’as-tu plus dormi ? demanda sévèrement Flint.
— Je ne sais plus, répondit-elle. Je mélange le sommeil et la veille. Soit je vis dans une sorte de rêve éveillé, soit je dors debout.
— Va dormir, dit Flint d’un ton qui rappela à Tass son grand-père. Nous nous relaierons pour monter la garde. C’est notre tour.
— Je n’arrive pas à dormir, dit Laurana en se frottant les yeux, réalisant soudain à quel point elle était fatiguée. Je suis venue vous donner des nouvelles. Les dragons ont été repérés au-dessus de la ville de Kalaman ; ils se dirigeaient vers l’ouest.