S’il y avait une prochaine fois. Le dragon descendait en piqué. Le vent siffla aux oreilles du petit être, qui voyait le sol foncer sur lui. Les kenders adoraient les sensations nouvelles. Celle-ci était appréciable, mais Tass l’aurait souhaitée moins rapide. Ah ! si seulement le sol n’était pas venu aussi vite à sa rencontre !
— Je n’ai pas dit qu’il fallait les arrêter à la seconde ! cria-t-il à Flint.
Il jeta un coup d’œil au-dessus de lui, ou était-ce au-dessous ? Les dragons volaient au-dessus, non, au-dessous d’eux. La situation devenait embrouillée. À présent, les dragons étaient derrière eux ! Et ils se retrouvaient en tête, et tout seuls ! Mais que faisait donc Flint ?
— Pas si vite ! Freine ! hurla-t-il au nain. Tu as dépassé tout le monde, même Laurana ! Ralentis !
Le nain ne demandait pas mieux. La dernière secousse lui ayant arraché les rênes des mains, il tâtonnait autour de lui pour les récupérer, tentant de calmer le dragon en l’apostrophant comme un cheval emballé.
Avec les dragons, cela ne marchait pas.
Constater qu’il n’était pas le seul à être en difficulté avec sa monture ne fut pas pour le réconforter. Derrière eux, les bons dragons, répondant à leur instinct comme à un signal d’alarme, s’étaient regroupés par deux ou par trois.
Les chevaliers tiraient comme des forcenés sur les rênes pour essayer de ramener leurs montures en formation de combat. Mais les dragons n’en avaient cure. Le ciel était leur domaine ; ils savaient ce qu’ils avaient à faire. Le combat aérien n’avait rien à voir avec les engagements au sol. Les dragons allaient montrer à ces cavaliers qu’ils n’avaient pas affaire à de vulgaires chevaux !
Khirsah s’enfonça à nouveau dans un nuage. Tass se sentit complètement désorienté. Au sortir du brouillard, le soleil l’éblouit. Ses problèmes de haut et de bas étaient terminés : ce qui se rapprochait à toute vitesse, c’était « en bas ».
Flint se mit à ululer. Eberlué, Tass vit qu’ils fonçaient tête baissée sur une escadrille de dragons bleus poursuivant des soldats qui couraient en tous sens. Les dragons bleus ne les virent pas arriver.
— La lance ! La lance ! cria Tass.
Flint se saisit de l’arme mais n’eut pas le temps de l’orienter correctement.
À la sortie du nuage, Khirsah fonça sur le dragon de tête, monté par un cavalier au casque bleu.
Khirsah se jeta sur sa proie, qu’il laboura de ses griffes.
La violence du choc projeta Flint en avant. Le kender vint s’aplatir sur lui, s’écrasant contre son dos comme une crêpe. Flint se débattait pour se rétablir, mais Tass le tenait d’un bras ferme. De l’autre, il tapait du poing avec enthousiasme sur le casque de Flint en scandant des encouragements au dragon.
— Magnifique ! Vas-y ! Génial ! Frappe ! Plus fort ! criait le kender dans le feu de l’action.
Après avoir débité un chapelet de jurons, Flint réussit à se débarrasser de l’encombrant kender. Khirsah reprit de l’altitude et disparut dans un nuage avant que le cavalier au casque bleu ait eut le temps de réagir.
Flint s’était rassis droit comme un piquet sur la selle, les bras de Tass autour de la taille. Le kender lui trouva un teint bizarrement cendreux ; le nain avait l’air préoccupé. Il est vrai que les circonstances sont particulières, se dit Tass. Avant qu’il ait le temps de s’enquérir du bien-être du nain, Khirsah sortit du nuage.
Tass aperçut les dragons bleus au-dessous d’eux. Le monstre de tête avait été durement touché par les serres de Khirsah, qui lui avait ouvert les flancs. Le dragon bleu et son cavalier scrutaient le ciel pour localiser l’ennemi. Soudain, le cavalier pointa un doigt.
Tass risqua un coup d’œil par-dessus son épaule. Le spectacle lui coupa le souffle. Une gerbe de bronze et d’argent scintillant sous le soleil surgit d’un nuage et fondit sur les dragons bleus. Ceux-ci esquivèrent l’attaque en prenant de l’altitude pour semer leurs poursuivants. Les dragons s’affrontèrent en de sauvages corps à corps. Tass fut ébloui par un éclair ; un gros dragon de bronze poussa un hurlement de douleur et tomba en vrille, la tête couronnée de flammes. Son cavalier tenta en vain de se raccrocher aux rênes et tomba dans le vide.
Tass vit le cavalier se rapprocher du sol à une vitesse vertigineuse. Il se demandait quel effet cela pouvait faire de chuter de si haut dans l’herbe quand son attention fut détournée par un formidable mugissement de Khirsah.
Le dragon bleu le localisa immédiatement et répondit à son cri de défi. Abandonnant ses acolytes sur leur terrain, il prit de l’altitude pour poursuivre son duel avec le dragon de bronze.
— Maintenant, à toi de jouer, le nain ! Sers-toi de la lance ! brailla Khirsah.
Il déploya ses ailes et plana vers les hauteurs pour laisser à Flint le temps de se préparer.
— Je vais tenir les rênes ! cria Tass.
Impossible de savoir si le nain l’avait entendu. Son visage était de pierre et ses gestes semblaient ceux d’un automate. Tass regarda avec impatience Flint placer laborieusement la lance contre son épaule comme on lui avait expliqué. Quand ce fut fait, le nain, raide comme un piquet, resta figé sur place en regardant devant lui.
Khirsah continuait de monter. Tass chercha des yeux l’ennemi. Il avait perdu de vue le dragon bleu. D’un coup d’aile, Khirsah donna une accélération brutale. Les yeux de Tass s’écarquillèrent. Leur ennemi était là, devant leurs nez !
Il vit luire des crocs pointus dans la gueule béante du monstre. Se rappelant l’éclair et les flammes, le kender se cacha sous le bouclier. Flint restait raide comme la justice, les yeux sur le dragon bleu qui approchait ! Tass avança lestement la main, saisit la barbe du nain et le tira à l’abri du bouclier.
Un éclair explosa dans un bruit de tonnerre. Le kender et le nain étaient à moitié assommés. Khirsah rugit de douleur, mais il réussit à garder l’équilibre sans dévier sa course.
Les deux dragons avaient chargé et la rencontre avait été brutale. La Lancedragon avait atteint sa cible, où elle était restée fichée.
Tass vit des tourbillons de bleu et de rouge. La tête lui tournait. Soudain les yeux cruels du dragon ennemi se posèrent sur lui, animés d’une lueur féroce. Ses serres luisirent. Les ailes des deux dragons battirent furieusement ; Khirsah poussa un cri, le dragon bleu exhala un long mugissement. Le sol se rapprocha des deux protagonistes. Ils descendaient en vrille.
Pourquoi Éclair ne lâche-t-il pas prise ? se demanda Tass, affolé. Puis il réalisa qu’ils étaient liés par la lance.
La Lancedragon avait manqué son but. Ripant sur l’épaule du dragon bleu, elle avait pénétré dans son flanc où elle s’était solidement logée. Le blessé essayait de se libérer tandis que Éclair le déchirait de ses serres.
Aveuglés par la rage de vaincre, tous deux avaient oublié leurs cavaliers. Tass vit soudain le soldat bleu monter sur sa selle et avancer pas à pas vers Éclair. Son casque tomba, libérant des mèches blondes fouettées par le vent. Impavide, le cavalier regarda Tass dans les yeux sans ciller.
Cette tête me dit quelque chose, songea-t-il, dans un état second. Où pourrais-je l’avoir vu ?
Il pensa brusquement à Sturm.
L’officier draconien s’était défait de son harnais. Son bras droit pendait mollement le long de son torse, tandis que l’autre était tendu devant lui.
Tass comprit ce que l’officier voulait faire. On eut dit que l’homme entendait lui communiquer ses intentions.
— Flint ! hurla Tass. Lâche la lance ! Lâche-la !
Mais le nain, les yeux vides, continuait de serrer l’arme. Les dragons mordaient et griffaient, se rendant coup pour coup. Le bleu cherchait à se libérer de la lance autant qu’à se défendre. Son cavalier cria quelque chose. Le dragon s’arrêta un instant et plana.