— Ne fais pas cela, Laurana ! dit Tass d’un ton suppliant. Bakaris est l’officier qui a ramené Dirk et le cadavre du seigneur Alfred à la Tour du Grand Prêtre, celui à qui tu as décoché une flèche dans le bras ! Il te hait. J’ai vu le regard qu’il a posé sur toi quand tu l’as capturé !
Flint s’arrêta. Il fronça les sourcils et reprit :
— Les chevaliers et ton frère sont encore en bas. Nous allons discuter de la meilleure manière de résoudre ce problème.
— Il n’en est pas question, déclara Laurana sur un ton que Flint connaissait bien. C’est moi le général. J’ai pris ma décision.
— Tu ferais peut-être bien de demander l’avis de quelqu’un…
Laurana le regarda d’un air désabusé.
— De qui ? Gilthanas ? Que lui dirais-je ? Que Kitiara et moi sommes en train d’échanger nos amoureux ? Non, nous ne dirons rien à personne. De toute façon, qu’auraient fait les chevaliers de Bakaris ? Ils l’auraient exécuté suivant le cérémonial de la chevalerie. Ils me doivent bien ça. Je prendrai Bakaris en paiement.
— Laurana, insista Flint, tentant de la convaincre par tous les moyens, les prisonniers doivent être échangés suivant les règles d’un protocole strict. Tu as raison, c’est toi qui commandes, tu sais donc à quel point c’est important ! Tu as passé suffisamment de temps à la cour de ton père pour…
Aïe ! Le nain avait à peine prononcé ces mots qu’il comprit qu’il avait fait une gaffe.
— Je ne suis plus à la cour de mon père, et depuis fort longtemps ! s’exclama Laurana. Et au diable le protocole !
Elle regarda Flint comme s’il lui était devenu étranger. Elle lui rappela la jeune fille qu’il avait vue pour la première fois au Qualinesti, le soir où elle s’était enfuie pour suivre Tanis.
— Merci pour le message, dit Laurana. J’ai beaucoup à faire avant demain. Si vous avez quelque affection pour Tanis, retournez dans vos chambres et ne parlez de cela à personne.
Tass jeta un coup d’œil inquiet à Flint. Le nain, rouge de confusion, tenta de sauver les meubles :
— Laurana, tu prends trop à cœur ce que je t’ai dit. Si tu as pris ta décision, je te soutiendrai. Je ne suis qu’un vieux grognon, voilà tout. Tu es général, mais malgré cela, je me fais du souci pour toi. Tu devrais m’emmener, comme le propose le message…
— Moi aussi ! protesta Tass.
Flint lança un coup d’œil furieux au kender, mais Laurana ne remarqua rien. Son expression s’adoucit.
— Merci, Flint. À toi aussi, Tass. Je suis désolée de vous avoir parlé ainsi. Mais je crois qu’il vaut mieux que j’y aille seule.
— Non, s’entêta Flint. Je me soucie autant de Tanis que de toi. S’il est mourant…, je veux être auprès de lui, acheva-t-il, la gorge nouée.
— Moi aussi, fit doucement Tass.
— Très bien, répondit Laurana. Je ne peux pas vous en vouloir. D’ailleurs, je suis sûre qu’il aimera vous avoir près de lui.
Elle semblait avoir la certitude de rencontrer Tanis. Le nain le lut dans ses yeux. Il fit une ultime tentative :
— Laurana, que ferons-nous si c’est un piège ? Une embuscade qu’on te tend…
Laurana se raidit. Son regard furieux se posa sur Flint, qui n’osa pas achever sa phrase. Le kender secoua la tête. Le vieux nain poussa un grand soupir. Il n’y avait plus rien à faire.
2
La rançon de l’échec
— Nous voilà arrivés, messire, dit le dragon, un énorme monstre rouge aux ailes d’une envergure abyssale. Voici le Donjon de Dargaard. Patience, tu vas le voir apparaître dans le clair de lune dès que les nuages seront passés.
— Je le vois, répondit une voix grave.
Le dragon amorça sa descente en décrivant de larges cercles. L’œil fixé sur le Donjon entouré de roches déchiquetées, il chercha un endroit pour atterrir en douceur. Il n’était pas question de s’attirer les foudres du seigneur Akarias.
Situé à l’extrême nord des Monts Dargaard, le Donjon était aussi lugubre que sa légende. Jadis, lorsque le monde était jeune, il s’élevait avec toute la grâce de ses murs roses. À présent, songeait Akarias, la fleur avait trépassé. Ni la poésie, ni l’imagination n’étaient son fort. Mais le château délabré, noirci par les flammes, appelait cette comparaison.
Le grand dragon rouge décrivit un dernier cercle. La partie sud du mur d’enceinte s’était effondrée mille pieds plus bas pendant le Cataclysme, laissant à découvert l’accès aux portes du château. Le dragon repéra avec soulagement une esplanade dallée qui, malgré quelques failles, permettrait d’atterrir. Les dragons, qui n’avaient pas grand-chose à redouter sur Krynn, préféraient quand même éviter de déplaire au seigneur Akarias.
L’esplanade prit soudain l’aspect d’une fourmilière à l’approche d’une guêpe. Les draconiens vociférèrent en pointant le doigt vers le ciel. Le capitaine qui montait la garde se précipita vers l’esplanade et découvrit une formation de dragons, dont l’un était chevauché par un cavalier. Celui-ci sauta sur le sol avant que sa monture se pose. Les ailes du dragon battirent furieusement pour éviter l’officier, qui se dirigea à grands pas vers la porte du château. Le martèlement de ses bottes sur le dallage résonna de façon sinistre.
Le capitaine retint une exclamation. Il avait reconnu l’officier. Il pénétra en toute hâte à l’intérieur du château, et courut à la recherche de Garibanus, le commandant qui remplaçait le seigneur.
Akarias ébranla la porte de son poing ganté de fer. Les draconiens se précipitèrent pour l’ouvrir, puis reculèrent servilement devant le seigneur. Un vent glacé s’était engouffré dans la salle, faisant vaciller les flammes des chandelles.
D’un rapide coup d’œil, Akarias fit le tour de la grande pièce voûtée. De chaque côté de la porte d’entrée, deux escaliers desservaient les galeries supérieures. Enfilant hâtivement sa chemise, Garibanus sortit d’une chambre. À son côté, le capitaine pointa un doigt vers le seigneur.
Akarias devina aisément à quelle agréable compagnie il avait arraché le commandant. Apparemment, ce dernier l’avait remplacé à différents égards !
Au moins, je sais où la trouver, se dit Akarias avec satisfaction. Il prit l’escalier et monta les marches quatre à quatre. Les draconiens s’écartèrent comme des rats sur son passage. Le capitaine s’était éclipsé. Akarias atteignit le milieu du grand escalier avant que Garibanus fût en état de lui adresser la parole.
— Seigneur… Akarias, bégaya-t-il, quel… honneur… inespéré…
— Inattendu, je dirai…, fit Akarias, d’un ton suave.
Il continua de monter, l’œil sur une porte. Réalisant où il se dirigeait, Garibanus s’interposa.
— Mon seigneur, dit-il d’un ton contrit, Kitiara est en train de s’habiller. Elle…
Sans s’arrêter, Akarias lui flanqua son poing dans la poitrine. Les os craquèrent ; il y eut un bruit de soufflet qui se dégonfle. Le jeune homme alla percuter le mur dix pas plus loin, puis bascula dans le vide. Le choc du corps s’écrasant sur le sol ne détourna pas l’attention d’Akarias. Il était arrivé en haut de l’escalier.
Le seigneur Akarias, commandant en chef des armées draconiennes, second de la Reine des Ténèbres, était un brillant officier et un génie militaire. Ayant conquis presque toute l’Ansalonie, qu’il tenait sous son joug, il se voyait déjà empereur. La Reine, très contente de lui, le couvrait de récompenses.
À présent, il voyait son rêve partir en fumée. Les derniers rapports disaient que ses troupes avaient été mises en déroute dans la plaine de Solamnie, qu’elles avaient dû se retirer devant Palanthas, qu’elles évacuaient le Donjon de Vingaard et qu’elles avaient renoncé à assiéger Kalaman. Les elfes s’étaient ralliés aux humains en Ergoth du sud et du nord. Les nains des montagnes étaient sortis de leurs cavernes de Thobardin et avaient fait alliance avec leurs anciens ennemis, les nains des collines et un groupe de réfugiés humains pour tenter de bouter les armées draconiennes hors d’Abanasinie. Le Silvanesti avait été libéré. Un seigneur draconien avait été tué au Mur de Glace. Et si on en croyait la rumeur, Pax Tharkas était aux mains des nains des ravins !