Il s’efforça de penser à autre chose, puis se prit à souhaiter que ce rendez-vous soit un piège ! Mais il fut tiré de ses sombres pensées par une voix qui semblait si proche qu’il en fut terrorisé.
— C’est toi, Bakaris ?
— C’est moi. Content de te revoir, Gakhan.
Tremblant, Flint se tourna vers le mur, d’où émergea une lourde silhouette enveloppée de bandages et couverte d’une cape. Il se souvint de la description que Tass avait faite du draconien.
— Ont-ils d’autres armes que cette hache de guerre ? demanda Gakhan.
— Non, répondit sèchement Laurana.
— Fouille-les, ordonna le draconien.
— Tu as ma parole d’honneur, s’écria Laurana. Je suis princesse du Qualinesti…
Bakaris s’avança vers elle.
— Les elfes ont leur propre code de l’honneur, ricana-t-il, du moins c’est ce que tu m’as dit la nuit où tu m’as décoché cette maudite flèche.
Laurana rougit mais ne répondit rien.
Bakaris leva son bras droit à l’aide de sa main gauche, et le laissa retomber.
— Tu as ruiné ma carrière et détruit ma vie.
— J’ai dit que je n’ai pas d’armes.
— Tu peux me fouiller, si tu veux, fit Tass, s’interposant entre Bakaris et Laurana. Voilà !
Il vida le contenu de ses poches aux pieds de l’officier.
— Saleté ! fit Bakaris en lui donnant une gifle.
— Flint ! cria Laurana pour retenir le nain, rouge de colère.
— Je suis désolé, vraiment ! dit Tass en ramassant ses objets.
— Si vous traînez encore, il sera inutile d’appeler les gardes. Ils pourront nous voir au grand jour.
— La femme elfe a raison, Bakaris, dit Gakhan. Prends la hache de guerre et filons d’ici.
Bakaris jeta un coup d’œil haineux à Laurana puis arracha la hache des mains de Flint.
— À quoi bon ? Le vieux est incapable de faire quoi que ce soit, de toute façon…, murmura-t-il.
— Avance, ordonna Gakhan à Laurana. Nous allons jusqu’à ce bouquet d’arbres. Reste à couvert et n’essaye pas d’alerter les gardes. Je suis magicien, et mes sorts sont mortels. La Reine des Ténèbres m’a recommandé de te ramener saine et sauve, « général ». Je n’ai pas reçu d’instructions concernant tes amis.
Ils suivirent Gakhan sur la bande de terrain à découvert qui les séparait du bosquet. Tête haute, Laurana marchait au côté de Gakhan comme s’il n’existait pas.
— Voici nos montures, dit-il, les montrant du doigt.
— Je n’irai nulle part ! répliqua Laurana, inquiète.
Flint crut d’abord qu’il s’agissait des petits dragons.
Quand il vit les « montures » de plus près, il s’aperçut de sa méprise.
— Des wyvernes !
Vaguement apparentés aux dragons, les wyvernes, plus petits et plus légers, étaient utilisés par les draconiens pour envoyer des messages. Ils assuraient les mêmes fonctions que les griffons pour les elfes. Moins intelligents que les dragons, ils étaient erratiques et cruels.
Les bêtes dardaient leurs petits yeux rouges sur les compagnons, agitant leur queue de scorpion de façon menaçante.
— Où est Tanis ? demanda Laurana.
— Son état s’est aggravé, répondit Gakhan. Si tu veux le voir, il faudra aller au Donjon de Dargaard.
— Pas question ! dit Laurana en reculant d’un pas.
Bakaris la retint par le bras.
— Ne t’avise pas d’appeler au secours, dit-il, ou tes amis le paieront de leur vie. Eh bien, nous allons faire un petit voyage à Dargaard. Tanis est un ami cher. Cela m’ennuierait qu’il te rate. Gakhan, retourne à Kalaman. Tu nous raconteras comment le peuple a réagi à la disparition du général.
Le draconien hésita. Il regarda Bakaris d’un air méfiant. Kitiara l’avait averti que ce genre de contretemps pouvait survenir. Il devina que Bakaris avait sa propre vengeance en tête. Gakhan pouvait l’en empêcher, là n’était pas le problème. Mais il y avait un risque que ses prisonniers lui échappent et appellent à l’aide. Ils étaient encore tout près des remparts. Au diable Bakaris ! Gakhan n’avait aucun pouvoir sur lui, mais Kitiara l’avait sans doute prévu. Il se rassura à la pensée de ce qui attendait l’officier quand il se présenterait devant la Reine des Ténèbres.
— D’accord, commandant, répondit le draconien en s’inclinant.
Ils virent la silhouette sombre de Gakhan passer d’arbre en arbre pour gagner les remparts de la cité. La physionomie de Bakaris avait changé d’expression. Ses traits s’étaient durcis.
— Allons, général, dit-il en poussant Laurana vers les wyvernes.
Laurana se retourna.
— J’ai quelque chose à te demander. Est-il vrai que Tanis est… avec Kitiara ? Le message dit qu’il a été blessé au Donjon de Vingaard et qu’il est à l’agonie.
Voyant à quel point Laurana était inquiète, mais pour le demi-elfe, Bakaris sourit. Sa vengeance serait complète.
— Comment le saurais-je ? J’étais enfermé dans ton cachot puant. Mais j’ai du mal à croire qu’il ait été blessé. Kitiara ne l’a jamais laissé prendre part à une bataille ! Les seuls combats qu’il a gagnés se disputaient sur un autre terrain…
Laurana baissa la tête. Bakaris lui tapota le bras comme pour la réconforter. Elle se dégagea.
— Je ne te crois pas ! gronda Flint. Tanis ne permettrait jamais à Kitiara d’agir ainsi…
— Tu as raison, répondit Bakaris, sentant qu’il ne fallait pas pousser trop loin les mensonges. Il n’est pas au courant de ce qui se passe. La Dame Noire l’a envoyé à Neraka il y a des semaines pour préparer l’entrevue avec la Reine.
— Tu sais, Flint, déclara Tass avec emphase, Tanis était réellement fou de Kitiara. Te rappelles-tu la fête à l’Auberge du Dernier Refuge ? On célébrait l’anniversaire de Tanis. Il venait juste d’atteindre sa majorité, d’après la tradition elfe. Quelle soirée ! Tu te souviens ? Caramon avait reçu une chope de bière sur la tête quand il avait empoigné Dezra, et Raistlin, qui avait trop bu, avait raté un sort et brûlé le tablier d’Otik. Kitiara et Tanis étaient assis près de la cheminée…
Bakaris regarda Tass d’un air exaspéré. Il détestait qu’on lui rappelle les liens étroits existant entre le Demi-Elfe et Kitiara.
— Général, dis au kender de se taire, ou je le confie aux wyvernes.
— Alors c’était un piège, souffla Laurana. Tanis n’est pas mourant… et il n’est même pas ici ! Comme j’ai été bête !
— Nous ne partirons pas d’ici ! déclara Flint en se campant devant l’officier.
Bakaris le toisa froidement.
— As-tu déjà vu un wyverne piquer quelqu’un à mort ?
— Non, jamais, dit Tass, l’air intéressé, mais j’ai vu faire ça par un scorpion. C’est la même chose ? Ne va surtout pas penser que j’ai envie d’essayer, ajouta-t-il vivement.
— Les gardes entendraient peut-être vos cris, dit Bakaris à Laurana, mais ce serait trop tard.
— Je me suis fourvoyée…, répondit Laurana comme s’il lui avait parlé dans une langue étrangère.
— Dis quelque chose, Laurana ! s’entêta Flint. Nous nous battrons…
— Non, dit-elle d’une voix presque enfantine. Je ne veux pas que vous risquiez votre vie, toi et Tass. C’est ma folie qui nous a conduits là. À moi d’en subir les conséquences. Emmène-moi, Bakaris, et laisse partir mes amis…
— Maintenant, ça suffit ! s’impatienta Bakaris. Je ne laisserai partir personne ! (Il enfourcha un wyverne et tendit la main à Laurana.) Il faudra monter à deux sur chaque bête.
Le visage vide d’expression, Laurana se laissa tirer sur un wyverne. Au contact de Bakaris, qui la serra contre lui, elle reprit des couleurs, se débattant énergiquement contre les attouchements de son « coéquipier ».
— Il vaut mieux que je te tienne, lui souffla-t-il à l’oreille, tu pourrais tomber.
— Ces créatures puent-elles toujours autant ? fit Tass en aidant le nain à grimper sur le second animal. Il faudrait leur dire de prendre un bain…