— Prenez garde à leur queue, dit Bakaris. En principe, les wyvernes ne tuent que sur ordre, mais ils sont très nerveux. Un rien les agace.
Au signal de l’officier, les monstres tendirent leurs ailes membraneuses et s’élevèrent, peinant sous le poids. Flint se cramponnait au kender, jetant de temps à autre un coup d’œil sur Laurana. Il la vit repousser violemment l’officier.
— Ce Bakaris me fait mauvaise impression ! cria-t-il à Tass. Je parie qu’il agit pour son compte et ne tient pas compte des ordres. Gakhan n’était pas content du tout d’être renvoyé en ville.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je t’entends mal, avec ce vent…, cria le kender.
Le soleil se levait. Au bout d’une heure de vol, les wyvernes se mirent à tournoyer à flanc de coteau. Ils avaient visiblement reçu l’ordre d’atterrir dans la petite clairière qu’on apercevait dans la colline.
Pas l’ombre d’une forteresse ni d’une habitation à l’horizon.
Ils se posèrent dans un endroit environné de pins sombres qui laissaient à peine passer les rayons du soleil. La forêt semblait animée d’ombres mouvantes. Flint remarqua une caverne creusée dans la roche au fond de la clairière.
— Où sommes-nous ? Je ne vois pas le Donjon de Dargaard, alors pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? demanda Laurana.
— Finement observé, général, répondit Bakaris. Le Donjon de Dargaard se trouve à environ une lieue dans la montagne. Là-bas, ils ne nous attendent pas si tôt. La Dame Noire n’est sans doute pas encore levée. Nous n’allons quand même pas la sortir du lit ? Vous deux, ordonna-t-il au kender et au nain, restez en selle.
Bakaris caressa l’encolure du wyverne, qui le suivit des yeux comme un chien qui attend son os.
— Dame Laurana, tu descends, dit-il d’un ton mielleux. Nous avons juste le temps de… prendre un petit déjeuner…
Laurana le foudroya du regard. Elle porta la main au pommeau de son épée absente avec une telle détermination qu’elle crut sentir la garde sous ses doigts.
— N’approche pas !
Subjugué par le ton, Bakaris s’immobilisa. Puis en souriant, il tendit un bras vers elle et la prit par le poignet.
— Pas de ça, ma dame. N’oublie pas les wyvernes, et tes amis ! Je n’ai qu’un mot à dire pour qu’ils passent de vie à trépas !
Laurana vit la queue du monstre osciller au-dessus de la tête de Flint.
— Laurana, non ! cria Flint.
Elle lui lança un coup d’œil aigu, rappelant qui était le général. Le visage fermé, elle mit pied à terre.
— Ah ! je savais bien que tu avais de l’appétit, ricana Bakaris.
— Laisse-les partir ! implora-t-elle. C’est moi que tu veux…
— Tu as raison, dit Bakaris en la prenant par la taille. Mais leur présence t’incitera à bien te conduire.
— Ne te préoccupe pas de nous, Laurana ! gronda Flint.
— La ferme, le nain ! hurla Bakaris.
Poussant Laurana contre le flanc du wyverne, il fixa le nain et le kender d’un air féroce. La folie qui brillait dans ses yeux glaça le sang de Flint.
— Je crois qu’on ferait mieux d’obéir, Flint, sinon il va lui faire du mal…
— Du mal ? Oh, mais non, dit Bakaris en ricanant. Elle sera encore en état de servir à quelque chose pour Kitiara. Toi, le nain, reste où tu es ! Ma patience a des limites ! (Il se tourna vers Laurana :) Kitiara ne trouvera rien à redire si je m’amuse un peu en compagnie de cette dame. Ah non, tu ne vas t’évanouir…
Les yeux de Laurana se révulsèrent, ses genoux la trahirent et elle s’effondra sur le sol. Elle avait recours à une des plus vieilles manœuvres de défense des elfes.
Instinctivement, Bakaris tendit les bras pour la retenir.
— Non, tu ne vas pas me faire ça ! J’aime les femmes pleines d’entrain…
Laurana lui flanqua un grand coup de poing dans l’estomac. Le souffle coupé, il culbuta en avant. Elle en profita pour lui ficher un direct dans le menton. Bakaris s’affala dans la poussière. Flint et Tass en profitèrent pour mettre pied à terre.
— Dépêchez-vous ! cria Laurana en s’écartant de Bakaris qui se tordait de douleur. Courez dans le bois !
Écumant de rage, le soldat plongea et attrapa Laurana par la cheville. Elle tomba en lançant de furieux coups de pieds. Flint accourut, une branche à la main, mais Bakaris s’était prestement remis debout. Il frappa le nain à la figure. De l’autre bras, il agrippa le poignet de Laurana. Puis il apostropha le kender d’un air menaçant.
— La dame et moi nous allons dans la caverne…, souffla-t-il, hors d’haleine, en tordant le poignet de Laurana, qui hurla de douleur. Si tu fais un pas de plus, kender, je lui casse le bras. Dans la caverne, je ne veux pas être dérangé. J’ai un poignard. Je le tiendrai sur la gorge de la dame. C’est clair, petit crétin ?
— Oui, m… messire, balbutia Tass. Je n’ai pas songé une seconde à… Je veux seulement rester auprès de Flint.
— Ne t’avise pas d’aller dans le bois, dit Bakaris en traînant Laurana vers la caverne. Les draconiens y patrouillent.
Laurana avançait en trébuchant. Pour bien lui faire sentir qu’elle était prise au piège, Bakaris lui tordit à nouveau le bras. La douleur fut atroce. Mais comment faire lâcher prise à son bourreau ? Elle s’efforça de garder la tête froide. C’était plus facile à dire qu’à faire. L’homme avait une force peu commune ; son odeur d’humain lui rappelait Tanis de façon horrible.
Comme s’il devinait ses pensées, Bakaris frotta son visage barbu contre sa joue.
— Tu vas rejoindre le bataillon de femmes que j’ai partagées avec le demi-elfe…, chuchota-t-il à son oreille.
Sa phrase s’acheva sur un hoquet douloureux.
Sa pression sur le bras de Laurana s’accentua jusqu’à l’insupportable, puis se relâcha. Les doigts de Bakaris s’ouvrirent. Laurana se dégagea de lui.
Campée devant l’officier qui se tenait la poitrine à deux mains, elle découvrit que le petit couteau de Tass était planté entre ses côtes.
Bakaris dégaina son poignard et voulut frapper le kender, qui le défiait.
Un trop-plein de haine se libéra en Laurana. Une fureur dont elle ne se serait pas crue capable s’était emparée d’elle. Plus rien d’autre ne comptait : il fallait qu’elle tue cet homme.
Poussant un cri de raga, elle se jeta sur lui avec une telle violence qu’elle le renversa. Elle cherchait à s’emparer du poignard quand elle s’aperçut que l’officier ne bougeait plus. Tremblant d’excitation, elle se remit sur ses jambes
Un moment éblouie, elle ne vit pas grand-chose. Tass s’avança et retourna le corps inerte de l’officier. Bakaris était mort. On pouvait lire dans ses yeux grands ouverts une expression de surprise, qui avait figé ses traits. Son propre poignard l’avait éventré.
— Que s’est-il passé ?murmura Laurana.
— Quand tu as chargé, il est tombé, et son poignard s’est enfoncé dans son estomac, répondit Tass.
— Mais avant…
— Oh ! je lui ai flanqué un coup de couteau, dit Tass, retirant son arme du corps avec fierté. Et Caramon qui disait que cette lame n’arriverait pas à venir à bout d’un lapin ! Il va m’entendre !… Tu sais, Laurana, continua-t-il d’un air triste, tout le monde sous-estime les kenders. Bakaris aurait pu au moins fouiller mes sacoches ! Dis, ce n’était pas mal, le coup de l’évanouissement. L’as-tu…
— Comment va Flint ? l’interrompit Laurana.
Elle avait une seule envie : ne plus entendre parler de ce qui venait de se passer.
Machinalement, elle enleva sa cape et l’étendit sur le cadavre.
— Il revient à lui, répondit Tass, voyant le nain secouer la tête en grommelant. Et les wyvernes ? Crois-tu qu’ils s’attaqueront à nous ?
— Je n’en ai aucune idée, répondit Laurana. Je sais qu’ils sont assez stupides pour ne rien pouvoir faire seuls. Si nous ne les irritons pas avec des gestes brusques, nous pourrons peut-être nous échapper par la forêt avant qu’ils se rendent compte de la situation. Va aider Flint.