— Allons, allons, Flint, il est temps, fit Tass en tapotant l’épaule du nain. Il faut filer…
Le kender fut interrompu par un cri qui lui hérissa les cheveux sur la tête. Il se retourna. Laurana était debout face à la caverne et semblait paralysée. Tass sentit son sang se glacer dans ses veines. Suffocant, il voulut interpeller le nain, mais ne put qu’exhaler un son bizarre.
Alarmé par la voix étrange du kender, Flint se mit sur son séant. Il suivit du regard le doigt que Tass pointait devant lui.
— Par Reorx, qu’est-ce que c’est ? s’exclama-t-il.
La créature avançait vers Laurana, qui semblait sous l’emprise d’un charme. Vêtu d’une armure de chevalier solamnique complètement noircie, le nouveau venu portait un casque qui reposait sur le vide. Seul indice de vie, une lueur orange brillait dans la fente du heaume.
La créature tendit un bras dépourvu de main et empoigna pourtant Laurana. Hurlant de douleur, elle tomba à genoux. Sa tête s’inclina, puis elle s’écroula sur le sol. Au seul contact de la créature, elle avait sombré dans l’inconscience.
Le chevalier la prit dans ses bras.
Tass fit un pas vers elle. Il s’arrêta, cloué sur place par la lueur orange qui tenait lieu de regard au spectre. Flint se répétait qu’il fallait faire quelque chose, sans pouvoir remuer un doigt. Son corps ne lui obéissait plus.
— Retourne à Kalaman, gronda une voix. Dis-leur que nous avons la femme elfe. La Dame Noire arrivera demain à midi pour négocier votre reddition.
Le spectre enjamba le cadavre de Bakaris comme s’il n’existait pas et disparut dans l’épaisse futaie avec son fardeau.
Dès qu’il se fut éloigné, le charme prit fin. Tass, qui se sentait affaibli par le choc, se mit à trembler comme une feuille.
— Je vais les suivre, grommela le nain, dont les mains tremblaient elles aussi.
— N…non, bégaya Tass, blanc comme un linge. Nous ne pouvons pas nous battre contre ce machin-là. J…j’ai eu peur, Flint ! Je m’excuse, mais je ne tiendrai pas le coup une seconde fois ! Il faut que nous retournions à Kalaman. Il y a peut-être quelque chose à faire…
Tass courut vers la lisière des arbres. Flint jeta un dernier regard à Bakaris, gisant sous le manteau de Laurana. Il avait le cœur déchiré par tant de souffrances. Brusquement, il eut l’intime conviction que l’officier avait menti. Je sais maintenant que Tanis n’est pas avec Kitiara ! J’ignore où il peut être, mais si un jour je le trouve, j’aurai beaucoup de choses à lui dire… Je n’ai pas tenu ma promesse. Il me l’a confiée, et j’ai échoué !
Tass l’appela.
Il courut vers le kender. Comment vais-je pouvoir lui avouer tout ça ?
4
Un paisible intermède
— Parle ! dit Tanis en dévisageant l’homme assis en face de lui. Je veux une réponse. Pourquoi nous as-tu conduits dans le maelstrom ? Que savais-tu de cet endroit ? Où sommes-nous ? Où sont les autres ?
L’homme qui soutenait le regard courroucé de Tanis était Berem. Ses mains d’adolescent juraient avec la maturité de son visage. Ses yeux errèrent sur l’étrange décor dans lequel ils se trouvaient.
— Bon sang, mais dis quelque chose ! enragea Tanis.
Il prit l’homme au collet et le souleva de sa chaise. Ses deux mains se refermèrent sur sa gorge.
— Tanis !
Lunedor tira Tanis par le bras. Mais le demi-elfe était hors de lui. La colère et l’angoisse le rendaient méconnaissable. Elle tenta de lui faire lâcher prise.
— Rivebise, dis-lui d’arrêter !
Le grand barbare prit Tanis par les poignets et l’éloigna de Berem.
— Laisse-le tranquille, Tanis ! Il est muet. Même s’il voulait parler, il ne pourrait pas !
— Si, je peux.
Les trois compagnons fixèrent Berem avec stupéfaction.
— Je ne suis pas muet, poursuivit-il d’un ton calme en langue commune.
— Alors, pourquoi faire semblant ?
Berem frotta son cou endolori en regardant Tanis.
— Les gens ne posent pas de questions à un muet…
Tanis tenta de se calmer en réfléchissant. Rivebise fronça les sourcils. Finalement, le demi-elfe avança une chaise et s’assit.
— Berem, dit-il, contenant son impatience, tu es en train de nous parler. Vas-tu enfin répondre à nos questions ?
Berem opina du chef.
— Pourquoi ? J…je… Il faut que vous m’aidiez… à sortir d’ici… Je ne peux pas rester…
En dépit de l’atmosphère étouffante de la pièce, Tanis frissonna.
— Es-tu en danger ? Sommes-nous en danger ? Quel est l’endroit où nous nous trouvons ?
— Je n’en sais rien ! répondit Berem en roulant des yeux pleins de détresse. J’ignore où nous sommes. Je sais seulement qu’il ne faut pas que je reste ici. Je dois m’en retourner !
— Pourquoi ? Les seigneurs draconiens sont à ta poursuite. L’un d’eux m’a confié que tu étais la clé de la victoire, d’après la Reine des Ténèbres. Pourquoi, Berem ? Que veulent-ils de toi, et pourquoi le veulent-ils avec tant d’insistance ?
— Je n’en sais rien ! cria Berem, serrant les poings. Je fuis depuis si longtemps ! Pas un moment de répit !
— Depuis combien de temps cela dure-t-il ? demanda Tanis.
— Depuis des années ! répondit Berem d’une voix étranglée. Des années… mais je ne sais pas combien. J’ai trois cent vingt-deux ans. Peut-être vingt-trois. Ou vingt-quatre ? Tout ce temps, la Reine m’a poursuivi.
— Trois cent vingt-deux ans ! s’écria Lunedor. Pour un humain, c’est impossible !
— Oui, je suis un humain, répondit Berem en regardant Lunedor, et je sais que ce n’est pas possible. Je suis mort plusieurs fois. (Son regard alla à Tanis.) Tu l’as vu, à Pax Tharkas. Je t’ai reconnu quand tu es monté sur le bateau.
— Ainsi tu es bien mort quand les pierres te sont tombées dessus ! s’exclama Tanis. Mais Sturm et moi, nous t’avons vu en chair et en os au mariage de Lunedor et de Rivebise…
— Oui. Moi aussi je t’ai vu. C’est pour cette raison que je me suis enfui. Je savais… que vous me poseriez des questions. Comment pouvais-je vous expliquer que j’étais vivant ? Cela me dépasse moi-même ! Tout ce que je sais, c’est que je meurs, et qu’ensuite je suis de nouveau vivant. Cela se passe toujours de la même manière… Mon seul désir est d’avoir la paix !
Déconcerté, Tanis le considéra d’un air songeur. Berem ne disait pas la vérité, il en était certain. Mais il ne mentait pas sur ses morts et ses résurrections. Tanis l’avait constaté par lui-même. Il savait aussi que la Reine des Ténèbres mobilisait d’importantes forces armées pour retrouver cet homme, qui devait sûrement savoir pourquoi !
— Berem, comment cette gemme verte s’est-elle incrustée dans ta poitrine ? demanda Tanis.
— Je ne sais pas, répondit Berem. Elle fait partie de moi, comme mes os et mon sang. Je crois que c’est à cause d’elle que je reviens à la vie.
— Peux-tu retirer ça de ta poitrine ? demanda Lunedor en s’asseyant près de lui.
Berem secoua la tête. Ses cheveux gris lui fouettèrent le visage.
— J’ai essayé ! Plusieurs fois, j’ai tenté de l’arracher ! Autant essayer de se sortir le cœur de la poitrine !
Tanis soupira. Cela ne l’avançait pas à grand-chose. Il n’avait toujours pas la moindre idée de l’endroit où ils se trouvaient. Et il comptait tant sur Berem pour le leur dire…
La pièce appartenait sans doute à un bâtiment ancien. Ses murs couverts de mousse abritaient des meubles délabrés qui avaient dû être magnifiques autrefois. Comme il n’y avait pas de fenêtres, les bruits de l’extérieur ne filtraient pas. Depuis quand étaient-ils ici ? Impossible à dire.