— Mais il y a la guerre ! cria Tika. Les gens souffrent. Cela t’est-il égal ?
— Là-haut, les gens souffrent sans arrêt, répondit Zebulah. Je ne peux rien y faire. Ça m’est devenu indifférent. Après tout, cela mène à quoi ? Ton ami, cela l’a conduit où ?
Il sortit en claquant la porte.
Tika se demanda si elle devait lui courir après et se pendre à ses basques pour qu’il revienne. Il était le seul lien qui lui restait avec le monde d’en haut.
— Tika…
— Caramon !
Oubliant Zebulah, elle se précipita vers le guerrier, et l’aida à se redresser dans son lit.
— Par les Abysses, où avons-nous échoué ? dit-il en ouvrant de grands yeux. Qu’est-il arrivé ? Le bateau…
— Je… je ne sais pas. Te sens-tu capable de rester assis ? Tu devrais peut-être t’allonger…
— Je vais très bien, répondit-il d’un ton cinglant. Pardon, Tika, dit-il en l’attirant à lui. Je suis un peu…
— Je comprends, fit tendrement Tika.
La tête sur l’épaule de Caramon, elle lui raconta sa conversation avec Zebulah.
— Dommage que j’aie été inconscient, murmura-t-il. Ce Zebulah connaît probablement un chemin pour sortir d’ici. Je l’aurais forcé à nous l’indiquer.
— Je n’en suis pas sûre, répondit Tika. Il est magicien, comme…
Caramon se rembrunit.
— Écoute, d’une certaine façon, il a raison, cet homme. Nous pourrions être très heureux ici. Rends-toi compte, c’est la première fois que nous sommes seuls ensemble. Je veux dire réellement seuls. Cet endroit est si beau et si paisible. La lumière est si douce comparée au soleil. Entends-tu le murmure de l’eau qui nous berce ? Et vois-tu ces drôles de vieux meubles…
Tika se tut. Les bras de Caramon la serrèrent étroitement. Elle sentit ses lèvres sur ses cheveux. Son amour enflamma son cœur de désir. Elle se serra plus fort contre lui.
— Caramon, soyons heureux ensemble ! Je t’en prie ! Je sais qu’un jour ou l’autre, nous partirons d’ici. Il faudra retrouver les autres et retourner là-haut. Mais pour l’instant, profitons de notre solitude !
— Tika ! s’exclama Caramon. Tika, je t’aime ! Je t’ai déjà dit que je ne pouvais être à toi complètement. Je ne peux pas faire ça. Pas encore.
— Si, tu peux ! dit Tika en plantant ses prunelles dans les siennes. Raistlin a disparu, Caramon ! Tu dois vivre ta propre vie !
Il secoua la tête.
— Raistlin fait encore partie de moi. Il en sera toujours ainsi, comme je serai toujours une partie de lui. Comprends-tu cela ?
Non, elle ne comprenait pas. Elle baissa les yeux.
Caramon la prit par le menton en souriant et lui releva la tête. Quels yeux magnifiques, pensa-t-il. Verts avec des paillettes d’or. Brillants de larmes. Son visage hâlé par le grand air était constellé de taches de rousseur qu’elle détestait et qu’il adorait. Il vénérait chacune de ses boucles cuivrées…
Tika vit l’amour dans les yeux de Caramon. Elle poussa un grand soupir de résignation. Il l’attira à lui. Son cœur battait la chamade.
— Je te donnerai tout ce qui est en mon pouvoir, Tika, en espérant que cela pourra te satisfaire. Je voudrais tellement faire plus !
— Je t’aime, répondit-elle, se pendant à son cou. Mais il voulait qu’elle le comprenne.
— Tika, est-ce que…
— Tais-toi, Caramon…
6
Apoletta
Après une longue course dans des ruines d’une beauté qui serrait le cœur de Tanis, ils pénétrèrent dans l’un des ravissants palais bâtis au centre de la cité. L’homme à la robe rouge avait disparu.
— L’escalier ! dit brusquement Rivebise.
Ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, Tanis distingua un escalier si raide qu’ils avaient perdu de vue l’homme qu’ils poursuivaient. Penchés sur la rampe, ils virent onduler sa tenue pourpre.
Ils descendirent en courant une vingtaine de marches et arrivèrent sur un vaste palier orné de statues grandeur nature en or et en argent. L’escalier continuait jusqu’à un autre palier, puis les marches recommençaient, menant à un autre palier encore. Épuisés et hors d’haleine, ils voyaient la forme rouge poursuivre sa course folle.
Soudain, l’atmosphère changea. L’air devint humide, chargé d’une puissante odeur marine. On entendait le bruit de l’eau contre la pierre. Rivebise fit signe à Tanis de se retirer dans l’ombre. Ils avaient presque atteint le bas de l’escalier. Sur la dernière marche, se tenait l’homme en rouge, les yeux Fixés sur l’étendue d’eau noire qui clapotait doucement dans une immense caverne.
L’homme s’agenouilla au bord de l’eau. Tanis constata alors la présence d’une autre personne. Elle était dans l’eau. À la lueur des torches, il vit briller sa chevelure aux reflets verts. Ses deux bras graciles reposaient sur la pierre tandis que le reste de son corps demeurait immergé.
— Tu es en retard, dit une voix de femme avec une nuance de reproche.
Tanis retint une exclamation. La femme parlait en langue elfe ! Il voyait à présent son visage délicat, ses grands yeux lumineux, ses oreilles pointues…
Une elfe marine !
Les contes de son enfance lui revinrent à la mémoire. L’homme en rouge répondit à l’elfe, qui le regardait tendrement.
— Je te demande pardon, mon aimée, dit-il en langue elfe. J’étais allé voir comment se porte le jeune homme pour lequel tu t’inquiètes. Il va bien. Tu avais raison, il voulait en finir. Un problème avec son frère, un magicien, qui l’aurait trahi.
— Caramon ! murmura Tanis.
Rivebise l’interrogea des yeux. Il ne comprenait pas la langue elfe. Tanis secoua la tête. Il ne voulait rien manquer de la conversation.
— Queaki’ichkeecx, dit la jeune femme en colère.
Tanis fut surpris. Ces mots n’étaient pas elfes.
— Ah oui ! répondit l’homme. Après m’être assuré que ces deux-là allaient bien, je suis allé voir les autres. L’un d’eux, un demi-elfe barbu, m’a sauté dessus comme s’il voulait m’avaler ! Les derniers que nous avons réussi à sauver vont bien.
— Et nous avons ensevelis les morts selon nos rites, dit la femme.
— J’aurais aimé leur demander ce qu’ils faisaient sur la Mer d’Istar. Comment un capitaine peut-il être assez fou pour conduire son bateau dans le maelström ? La fille m’a dit que c’était la guerre, là-haut. Alors, il ne pouvait peut-être pas faire autrement.
L’elfe marine s'amusa à l’asperger.
— Il y a toujours des guerres là-haut ! Tu es trop curieux, mon aimé. Parfois, je pense que tu me quitteras pour retourner vivre dans ton monde. Surtout depuis que tu as parlé avec ces KreeQuekh.
L’homme en rouge se pencha vers elle et embrassa ses cheveux humides.
— Non, Apoletta. Je les laisse à leurs guerres. Qu’importe les frères qui trahissent leurs frères, les demi-elfes excités et les capitaines fous ! Tant que je pourrai me servir de mes pouvoirs magiques, je vivrai sous la mer…
— À propos de demi-elfes excités…
Tanis dévala les marches, suivi de Rivebise, Lunedor et Berem.
L’homme se retourna, interdit. L’elfe disparut sous les flots avec une telle rapidité que Tanis se demanda s’il n’avait pas rêvé. La surface était parfaitement limpide. Le demi-elfe descendit la dernière marche et rattrapa le magicien par la main au moment où il allait rejoindre sa compagne.
— Attends ! Je ne vais pas te manger ! Je regrette de m’être si mal conduit avec toi. Je sais, ce ne sont pas des manières que de te courser ainsi, mais nous n’avions pas le choix ! Rien ne t’empêche de me jeter un sort ; je sais que tu pourrais parfaitement me réduire en cendres ou m’emprisonner dans une toile d’araignée ou toute autre chose de ce genre. Je connais les magiciens. Mais s’il te plaît, écoute-moi. Et aide-nous. Je t’ai entendu parler de deux de nos amis, un grand guerrier et une jolie rousse. Tu disais qu’il avait failli mourir, et que son frère l’avait trahi. Nous voudrions les retrouver. Peux-tu nous dire où ils sont ?