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Peut-être me suis-je trompé en restant si longtemps ici, songea Zebulah, qui se sentait soudain très vieux et très triste. J’aurais pu être utile là-haut, si je m’étais servi de ma colère comme ces deux-là, si je les avais aidés à trouver des solutions. Au lieu de cela, j’ai laissé la rage grignoter mon âme jusqu’à ce qu’à ce qu’il devienne plus facile de rester caché sous les flots.

— Nous ne devrions pas nous attarder, dit Rivebise, Caramon risque de se mettre à notre recherche, si ce n’est déjà fait.

— Oui, allons-y, dit Zebulah. Je crois qu’ils seront encore là ; le jeune homme était très affaibli…

— Est-il blessé ? demanda Lunedor.

— Son corps, non, mais son âme. Je l’ai remarqué avant que la jeune fille me parle de son frère.

Lunedor pâlit.

— Pardonne-moi, dame des plaines, dit Zebulah en souriant, mais je crois voir briller dans tes yeux le feu qui forge ton âme…

— Ma faiblesse est grande, je te l’ai dit, répliqua Lunedor en rougissant. Je devrais être capable d’accepter ce qu’a fait Raistlin à son frère. Je devrais avoir foi en l’univers divin, que je ne pourrai jamais connaître dans sa totalité. Mais je crains bien d’en être incapable…

Étendu sur son lit dans l’obscurité, Caramon avait les yeux grands ouverts. Blottie dans ses bras, Tika dormait à poings fermés. Le guerrier ne parvenait pas à dormir. Ses pensées revenaient sans cesse à son frère jumeau.

Il est parti, parce qu’il peut désormais compter sur ses propres forces, songeait-il. « Je n’ai plus besoin de toi », avait dit Raistlin.

Je devrais être content. J’aime Tika, et elle m’aime. À présent, nous sommes libres. Elle peut être au centre de mes pensées. Elle le mérite et elle en a besoin.

Ce n’est pas le cas de Raistlin. Du moins, c’est ce que tout le monde croit. Les autres se sont toujours demandé comment je pouvais supporter les sarcasmes, les récriminations et l’autoritarisme de mon frère. Ils me considèrent avec pitié, me tiennent pour quelqu’un d’un peu lent d’esprit. Il est vrai que je le suis, comparé à Raistlin. Je suis comme un bœuf qui porte son fardeau sans fléchir et sans se plaindre.

Mais ils n’ont rien compris. Eux n’ont pas besoin de moi. Même Tika n’a pas autant besoin de moi que Raistlin. Ils ne l’ont jamais entendu hurler la nuit, quand nous étions petits. Personne ne s’occupait de nous, il n’y avait que moi pour l’écouter et le consoler. Jamais il ne se souvenait de ses rêves, mais ils devaient être affreux. Il s’accrochait à moi en sanglotant, et je lui racontais des histoires pour dissiper sa frayeur. Au bout d’un moment, il cessait de trembler. Il ne souriait ni ne riait jamais. « Je dois dormir, disait-il en serrant ma main dans la sienne, je suis si fatigué. Veille sur mon sommeil. Empêche-les de m’emporter avec eux. » « Je ne laisserai personne te faire du mal, Raist ! Je te le promets ! »

Il se rendormait. Je tenais ma promesse, et je restais éveillé. Le plus étrange, c’est que les cauchemars ne revenaient pas tant que je le veillais. Peut-être les éloignais-je vraiment ?

Plus tard, – nous étions déjà grands –, il lui arrivait de crier la nuit et de me réclamer. J’étais toujours là. Que va-t-il devenir maintenant ? Que fera-t-il sans moi, perdu seul dans le noir ?

Que vais-je devenir sans lui ?

Caramon ferma les yeux. Il pleurait en silence.

7

Une aide inespérée

— Voilà notre histoire.

Tanis se tut. Ses grands yeux verts fixés sur lui, Apoletta l’avait écouté avec attention. Accoudée à la marche, au ras de l’eau, elle réfléchissait.

L’atmosphère sereine des lieux avait apaisé Tanis. L’idée de retourner sous la lumière crue du soleil lui donnait quelque appréhension. Comme il aurait été facile de tout oublier et de rester caché pour toujours dans un monde sans bruit et sans fureur.

— Et lui ? interrogea Apoletta en désignant Berem.

Tanis revint à la réalité.

— Je ne sais pas, répondit-il.

Berem scrutait les recoins de la caverne en remuant les lèvres.

— D’après la Reine des Ténèbres, il est l’homme clé. Si elle parvient à mettre la main sur lui, elle remportera une victoire totale.

— Mais c’est toi qui lui as mis la main dessus, dit Apoletta. Tiens-tu pour autant la victoire ?

La question prit Tanis par surprise. Il caressa machinalement sa barbe en réfléchissant. Il n’avait pas pensé à cela !

— C’est vrai… C’est entre nos mains qu’il est tombé, mais que pourrions-nous faire ? En quoi Berem peut-il détenir la clé de la victoire ?

— Il ne le sait pas ?

— Il prétend que non.

— Je dirais qu’il ment, déclara Apoletta. Mais c’est un homme, et je connais mal les méandres de l’esprit humain. Il existe un moyen de le savoir. Il faudrait aller au temple de la Reine des Ténèbres, à Neraka.

— Neraka ! s’exclama Tanis. Mais c’est justement…

Un cri effroyable l’interrompit. Il se retourna, s’attendant à se trouver face à une horde de dragons.

Berem le regardait avec des yeux exorbités.

— Que se passe-t-il ? lui demanda Tanis. As-tu vu quelque chose ?

— Il n’a rien vu du tout, Demi-Elfe, dit Apoletta. Il a réagi au mot que j’ai prononcé : Neraka…

— Neraka ! Le Mal ! Le Mal suprême ! hurla Berem.

— C’est de là que tu viens, dit Tanis en avançant vers lui.

Berem secoua énergiquement la tête.

— Mais tu m’avais dit…

— Erreur ! murmura Berem. Je n’ai pas voulu dire Neraka, mais… Takar… Takar ! Voilà ce que je voulais dire…

— Mais tu as dit Neraka. Tu sais que la Reine des Ténèbres a un temple à Neraka ! dit gravement Apoletta.

— Vraiment ? s’étonna Berem. La Reine Noire aurait un temple à Neraka ? Mais ce n’est rien qu’un petit village. Mon village…, dit-il, plié en deux, se tenant l’estomac. Je ne me sens pas bien. Laissez-moi tranquille…

— Quel âge a-t-il ? demanda Apoletta en se tournant vers Tanis.

— Plus de trois cents ans, c’est du moins ce qu’il prétend, répondit le demi-elfe. Si on croit la moitié de ce qu’il raconte, ça en laisse encore cent cinquante, ce qui ne paraît guère plausible pour un humain.

— Tu sais, dit Apoletta, pour nous le temple de Neraka reste un mystère. Il est apparu après le Cataclysme. Et voilà un homme qui situe son histoire au même endroit et en même temps…

— Bizarre…, fit Tanis en regardant pensivement Berem.

— Ce n’est peut-être qu’une coïncidence, mais si on remonte assez loin, on retrouve les fils qui font la trame du destin. Du moins est-ce l’avis de mon époux.

— Coïncidence ou pas, je ne me vois pas aller au temple de la Reine Noire lui demander pourquoi elle recherche l’Homme à la Gemme Verte.

— Évidemment, admit Apoletta. J’ai cependant du mal à croire qu’elle ait acquis une telle puissance. Que faisaient les bons dragons pendant ce temps ?

— Les bons dragons ! Quels bons dragons ?

Apoletta le regarda avec stupéfaction.

— Eh bien, les bons dragons, quoi ! Les dragons d’or, les dragons d’argent et les dragons de bronze. Et les Lancedragons. Les dragons d’argent vous ont sûrement donné celles qu’ils avaient dans leur donjon…

— Je n’ai jamais entendu parler de dragons d’argent, répondit Tanis, sauf dans la vieille chanson de geste de Huma. Idem pour les Lancedragons. Nous les avons cherchées en vain pendant si longtemps que j’ai fini par croire qu’elles n’existaient que dans les contes.

— Je n’aime pas ça, dit Apoletta, toute pâle. Il y a quelque chose qui cloche. Pourquoi les bons dragons ne se sont-ils pas lancés dans la bataille ? J’ai négligé les rumeurs annonçant le retour des dragons marins ; je savais que les bons dragons ne le toléreraient jamais. Mais si tu dis vrai, Demi-Elfe, je crains que mon peuple ne soit en danger. (Elle tendit l’oreille.) Ah ! voilà mon époux qui ramène tes amis. Nous discuterons de cette histoire avec mon peuple.