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Leurs regards se rencontrèrent. Le visage de Tanis se détendit, sans se départir de sa gravité.

— Tu pars pour Neraka, n’est-ce pas ? dit Gilthanas après une pause.

Tanis acquiesça sans mot dire.

— Tes amis vont-ils t’accompagner ?

— Certains… Ils veulent tous venir, mais…

Gilthanas garda le silence.

— Je dois m’en aller, dit Tanis, j’ai beaucoup à faire. Nous comptons partir vers minuit, après le lever de Solinari…

— Un instant, fit Gilthanas en l’arrêtant d’un geste. Je voulais… Je m’excuse de ce que j’ai dit ce matin. Attends un peu, Tanis. Écoute-moi. Ce n’est pas facile pour moi de… J’ai beaucoup appris sur moi-même. Cela n’a pas été sans douleur. Mais quand j’ai connu le sort de Laurana, j’ai perdu la tête. J’étais hors de moi, j’avais peur et je m’en suis pris à la personne qui m’est tombée sous la main. C’était toi. Si Laurana a agi ainsi, c’est par amour. J’ai appris ce qu’était l’amour, Tanis. Enfin, je suis en train de l’apprendre, et je découvre surtout la souffrance. Mais laissons cela, ça ne concerne que moi.

Tanis le considérait avec un intérêt attentif.

— Après avoir longuement réfléchi, continua Gilthanas, je pense que Laurana a pris la bonne décision. Il fallait qu’elle agisse ainsi, sinon son amour n’aurait eu aucun sens. Elle croit suffisamment en toi pour risquer le pire…

Tanis baissa les yeux. Mais Gilthanas le prit par les épaules, cherchant son regard.

— Théros Féral dit que tout au long de sa vie, jamais il n’a vu un acte d’amour tourner mal. Laurana a agi par amour. Les dieux la protégeront.

— Ont-ils protégé Sturm ? demanda Tanis avec exaltation. Il aimait, lui aussi !

— Qu’en sais-tu ? Peut-être l’ont-ils fait ?

Les mains de Tanis se posèrent sur celles de Gilthanas. Il voulait y croire. Cela semblait si merveilleux…, aussi beau que les contes de dragons. Enfant, il avait toujours cru aux dragons…

Il s’éloigna en soupirant.

Il franchissait le seuil lorsque Gilthanas l’interpella :

— Bonne chance, frère…

Les compagnons se retrouvèrent devant la porte secrète de Tasslehoff, qui menait de l’autre côté des remparts. Ils s’arrêtèrent au sommet de l’escalier. Tanis regarda la lune disparaître derrière la colline, ses derniers rayons illuminant la citadelle volante. Elle était éclairée. Qui pouvait bien habiter cet engin terrifiant ? Des draconiens ? Des Robes Noires et des prêtres qui avaient abandonné la terre ferme pour poursuivre leurs œuvres dans les nuages ?

Les autres s’entretenaient à voix basse, à l’exception de Berem. L’Éternel, sous la garde vigilante de Caramon, restait à l’écart, les yeux dans le vague.

Tanis regarda longuement les deux barbares. Se séparer d’eux lui coûtait tellement qu’il se demanda s’il y parviendrait. Le dernier rayon de Solinari caressa la chevelure d’or et d’argent de Lunedor. Le visage serein et confiant de la jeune femme l’apaisa. Il reprit courage.

— C’est bientôt l’heure ? demanda impatiemment Tass.

Tanis tendit la main et tapota affectueusement la queue-de-cheval du kender. Dans un monde changeant, les kenders restaient égaux à eux-mêmes.

— Oui, c’est l’heure, répondit Tanis. Pour certains d’entre nous, ajouta-t-il en se tournant vers Rivebise.

Le barbare contemplait sa femme, abîmée dans ses rêveries, un sourire aux lèvres. Tanis se demanda si elle imaginait l’enfant à venir, jouant dans le soleil… Rivebise menait un conflit intérieur. Tanis savait qu’il ferait tout pour l’accompagner, même si cela l’obligeait à abandonner Lunedor.

Le demi-elfe s’avança et le prit par le bras.

— Tu en as déjà tant fait, mon ami, dit-il en le regardant droit dans les yeux. Tu as cheminé si longtemps sur des routes arides. C’est ici que nos chemins se séparent. Nos pas nous conduiront sur des voies hasardeuses. Les vôtres vous mèneront vers des horizons plus sereins ; vous mettrez votre enfant au monde…

Tanis prit Lunedor par le bras et l’attira vers eux. Il savait qu’elle allait protester.

— L’enfant naîtra en automne, dit doucement Tanis, à la saison où les arbres s’empourprent. Ne pleure pas, chère Lunedor. Les forêts repousseront. Un jour tu conduiras à Solace l’enfant qui va naître, et tu lui raconteras l’histoire de deux êtres qui s’aimaient tellement qu’ils ont ramené l’espoir dans un monde envahi par les dragons.

Il effleura des lèvres sa chevelure d’or et d’argent. À son tour, Tika vint dire adieu à Lunedor. Rivebise avait quitté son masque impénétrable. Voyant son chagrin, Tanis eut quelque mal à retenir ses larmes.

— Gilthanas aura besoin de toi pour défendre la cité. J’espère que les dieux sauront abréger ce terrible hiver… mais je crains qu’il dure encore un peu.

— Les dieux sont avec nous, mon ami, mon frère, répondit Rivebise en prenant Tanis dans ses bras. Puissent-ils être avec vous aussi. Nous attendrons ton retour.

Solinari disparut derrière les montagnes. Seules les étoiles et les lumières de la citadelle volante trouaient la nuit. Les compagnons firent leurs adieux aux barbares, puis ils descendirent l’escalier jusqu’au pied des remparts. La plaine s’étendait devant eux.

Berem tremblait de peur. Depuis que Tanis avait décidé qu’ils iraient à Neraka, il avait le regard égaré d’une bête traquée. Pris de pitié pour lui, le demi-elfe décida de ne pas céder à ce sentiment. L’enjeu était trop important. Berem était la clé de voûte de l’histoire ; il trouverait la solution avec lui, à Neraka.

Le son des cors retentit dans le lointain. Un éclair orange zébra le ciel. Les draconiens brûlaient un village. Tanis s’enveloppa dans sa cape. Bien que l’Aube du Printemps soit passée, les morsures de l’hiver se faisaient encore sentir.

— Allons-y, dit-il.

L’un après l’autre, ils traversèrent le terrain qui les séparait du bouquet d’arbres, où les attendaient les petits dragons de bronze. C’était le moyen le plus rapide pour gagner les montagnes.

Pris d’inquiétude, Tanis réalisa que leur équipée risquait de prendre fin brutalement. Si le guet de la citadelle volante les repérait, ils étaient perdus. Berem tomberait aux mains de la Reine des Ténèbres, et c’en serait fini.

Tass fila comme une souris dans les hautes herbes, suivi de Tika. Flint, hors d’haleine, avait du mal à couvrir la distance. Il semblait avoir pris un coup de vieux, mais Tanis savait qu’il n’admettrait pas de régime de faveur. Caramon fermait la marche, traînant Berem avec lui.

Le tour de Tanis était venu. Il leva les yeux vers les remparts. Rivebise et Lunedor étaient là, qui les suivaient des yeux.

Lunedor alluma une bougie. La flamme illumina leurs visages. Tanis les vit lever la main en signe d’adieu.

Il se retourna, et se mit à courir vers le bouquet d’arbres.

Si les ténèbres les engloutissaient, elles ne parviendraient pas à éteindre l’espoir. Il y aurait toujours une petite flamme pour luire quelque part. Et si elle s’éteignait, elle renaîtrait ailleurs.

N’y a-t-il pas toujours une lumière qui brille dans le noir, jusqu’à ce que l’aube se lève ?

LIVRE III

1

Le vieillard et le dragon doré

C’était un vieux dragon doré, le plus vieux qui soit. En son temps, il avait été un guerrier intrépide, et sa vieille peau ridée portait encore les cicatrices de ses victoires. Il avait oublié jusqu’à son nom, autrefois synonyme de gloire. Les jeunes dragons dorés, peu révérencieux, le surnommaient affectueusement Pyrite le Gâteux, parce qu’il avait la fâcheuse habitude de mélanger le passé avec le présent.

Après avoir perdu ses dernières dents en mastiquant du gobelin, il était condamné à la bouillie.

Quand Pyrite vivait au présent, il était de bonne compagnie, bien qu’irascible. Certes, il refusait d’admettre qu’il était myope comme une taupe et sourd comme un pot. Mais il avait l’esprit vif et acéré. Simplement, il était rare qu’il parle de la même chose que son interlocuteur.