Quand il vivait au passé, les autres dragons couraient se mettre à l’abri dans leurs tanières. Pyrite était capable de jeter des sorts étonnants, et son souffle restait une arme redoutable.
Ce jour-là, le dragon doré n’était ni dans le passé, ni dans le présent. Couché sous le soleil de la steppe d’Estaride, il faisait un petit somme. Le chapeau rabattu sur les yeux, un vieil homme à barbe blanche dormait calé contre son flanc.
Tous deux ronflaient à qui mieux mieux. On pouvait se demander ce que faisaient ces deux vieillards dans la steppe par un jour de printemps. Peut-être attendaient-ils quelqu’un. Pourtant, la région était dangereuse, car infestée de gobelins et de draconiens en armes. Mais les dormeurs ne semblaient pas sur le qui-vive.
Un ronflement particulièrement tonitruant réveilla le vieillard. Il allait houspiller son compagnon quand une ombre passa au-dessus d’eux.
— Ha ha ! Des dragons ! s’exclama-t-il. Il y en a toute une bande ! Eh bien ! cela ne laisse rien présager de bon ! fit-il en fronçant les sourcils au point de loucher. Quel culot ! Me cacher mon soleil ! Réveille-toi ! cria-t-il en flanquant de grands coups de bâton au dragon.
Pyrite ouvrit un œil et, ne voyant qu’une masse informe, le referma aussitôt.
Les ombres qui les survolaient étaient quatre dragons montés par des cavaliers.
— Réveille-toi, je te dis ! Vieux feignant !
Devant l’absence de réaction de Pyrite, le vieillard eut une subite inspiration.
— C’est la guerre ! brailla-t-il de toutes ses forces à son oreille. Nous sommes cernés ! Rassemblement ! À l’attaque !
Le vieillard fut à moitié étouffé par le nuage de poussière que souleva le dragon en se levant, prêt à prendre son envol.
— Mais attends-moi ! hurla-t-il.
— Qui es-tu pour me dire d’attendre ? répondit le dragon avec hauteur. Ah ! serais-tu mon magicien ?
— C’est ça, c’est ça, je suis… heu, ton magicien. Baisse un peu les ailes, pour que je puisse monter. Bien, nous sommes une brave bête… Maintenant je… Oh ! la la ! Même pas le temps de s’harnacher ! Mais enfin, je ne t’ai pas dit de décoller !
— Pas un instant à perdre, cria Pyrite, je ne vais pas laisser Huma se battre tout seul !
— Pour Huma, ce sera un peu tard. De quelques centaines d’années environ. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je veux la peau des quatre dragons qui filent vers l’est ! Il faut les arrêter…
— Des dragons ? Ah oui, je les vois ! rugit Pyrite en piquant sur deux aigles, qui s’enfuirent à tire-d’ailes, offusqués.
— Mais non, andouille ! Plus à l’est !
— Es-tu bien sûr d’être mon magicien ? demanda Pyrite d’une grosse voix. Mon magicien n’oserait pas me parler sur ce ton.
— Je suis… Désolé, mon vieux, je suis légèrement tendu. La perspective du combat… !
— Par les dieux, c’est vrai, je les vois, les quatre dragons ! s’exclama Pyrite.
— Approche-toi d’eux, on va leur en ficher un bon coup ! cria le vieillard. Je connais un sort vraiment fantastique. La boule de feu. Comment ça marche, déjà ? Voyons !
Deux officiers draconiens commandaient le groupe. Le premier, barbu, volait en tête, le second, à la carrure de géant, à l’arrière-garde. Leurs prisonniers formaient un mélange hétéroclite : une femme en armure dépareillée, un nain, un kender et un homme mûr aux cheveux gris flottant au vent.
À l’évidence, le groupe faisait des détours pour éviter l’infanterie draconienne. En bas, les soldats faisaient de grands signes en poussant des cris.
Les deux cavaliers des dragons de cuivre les ignorèrent avec superbe.
Mais comment des draconiens pouvaient-ils se trouver sur le dos de dragons de cuivre ? aurait dû se demander le magicien du dragon doré.
Hélas, ni le vieillard ni sa monture décrépite n’avaient l’œil exercé.
À la faveur des nuages, le dragon doré fondit sur le groupe.
— Nous allons les prendre à revers, gloussa le vieillard, émoustillé à la perspective du combat. À mon commandement, tu piqueras sur eux ! Attention, à mon signal… Nooon ! Pas tout de suite !
Les mots se perdirent dans le vent. Le vieux dragon se ruait sur sa proie avec la rapidité d’une flèche.
L’officier draconien de l’« arrière-garde » eut la sensation qu’il se passait quelque chose au-dessus de lui. Il leva les yeux.
— Tanis ! hurla-t-il pour avertir le dragon de tête.
— Par les dieux ! s’écria le demi-elfe en se retournant.
Il découvrit un dragon doré conduit par un vieillard.
— Je crois que nous sommes attaqués, cria Caramon.
— Dispersons-nous ! ordonna Tanis.
En bas, dans la steppe, une division entière de draconiens suivaient la scène avec intérêt. C’était ce que Tanis voulait éviter, et ce vieux fou allait tout gâcher !
Les quatre dragons se séparèrent, mais il était trop tard. Une boule de feu explosa au milieu du groupe, déportant les dragons de cuivre dans toutes les directions.
Lâchant les rênes, Tanis se cramponna au cou de sa bête pour ne pas être éjecté. Une voix qui ne lui était pas inconnue s’éleva derrière lui :
— On les a eus ! Quel sort extraordinaire, cette boule de feu…
— Fizban ! gémit Tanis.
Il tenta de reprendre le contrôle de sa monture, et jeta un coup d’œil en arrière. Les autres étaient indemnes, mais dispersés aux quatre coins du ciel. Le vieillard pourchassait Caramon et se préparait à lancer un de ses sorts catastrophiques. Le grand guerrier gesticulait comme un diable en pointant un doigt sur le vieux magicien, qu’il avait reconnu.
Le dragon monté par Flint et Tass se dirigeait vers Fizban ; le kender glapissait de joie, le nain était vert de peur.
Tanis éperonna sa monture, lui intimant l’ordre de foncer sur le vieillard.
— Attaque ! Ne le blesse pas, il s’agit seulement de le chasser.
Le dragon de cuivre refusa d’obtempérer. Il tournoya pour se rapprocher du sol, comme s’il voulait atterrir.
— Non mais tu as perdu la tête ? s’écria Tanis. Tu nous conduits tout droit chez les draconiens !
Le dragon fit la sourde oreille. Ses trois compères se préparaient aussi à atterrir.
Berem se cramponnait désespérément à Tika. Il ne quittait pas des yeux les draconiens, qui se précipitaient vers l’endroit où les dragons de cuivre allaient atterrir.
Flint avait repris ses esprits et tirait sur les rênes comme un forcené tandis que Tass continuait à appeler à grands cris le vieux magicien. Fizban fermait la marche, poussant devant lui son petit troupeau comme un berger ses moutons.
Ils atterrirent au pied des Monts Khalhist. Les draconiens arrivaient au pas de course.
Nous pourrions nous en tirer par le bluff, se dit Tanis. Avec nos uniformes, cela peut marcher, pourvu que Berem reste tranquille.
Avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, l’Éternel sauta du dragon et détala dans la colline. Les draconiens se précipitèrent à ses trousses.
Quant à ne pas se faire remarquer, pour Berem c’est raté. Mais le bluff est encore possible… Non, les draconiens risquent de le capturer, et ils connaissent tous son signalement.
— Au nom des Abysses ! jura-t-il. Caramon, rattrape Berem ! Toi, Flint… Non, Tass, reviens ici immédiatement ! Bon sang ! Tika, va chercher Tass.
Non, réflexion faite, reste avec moi. Toi aussi, Flint…
— Mais Tass est en train de courir après ce vieux crétin…
— Avec un peu de chance, le sol s’ouvrira sous leurs pieds et les engloutira !
Aiguillonné par la peur, Berem grimpait entre les buissons et les rochers avec l’agilité d’un chamois. Caramon, entravé par son armure et son pesant arsenal, perdait du terrain.