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Sur le pont, l’équipage s’était rassemblé pour assister à la bagarre.

— Caramon…, dit Tanis avec un geste apaisant pour retenir son ami.

— Koraf ! fit Maquesta pour rappeler à son second qu’il convenait de ne pas maltraiter des passagers qui payaient, du moins tant qu’on était en vue des côtes.

Le minotaure fit disparaître son arme et s’éloigna d’un air méprisant sous les murmures désappointés de l’équipage. Le voyage promettait d’être intéressant.

Maquesta aida Tanis à se relever en l’observant aussi minutieusement que si elle recrutait un marin. Elle trouva qu’il avait beaucoup changé en quatre jours, depuis qu’il était venu négocier leur passage sur le Perechon.

On aurait dit qu’il revenait d’un séjour aux Abysses. Il a dû avoir des ennuis, se dit-elle avec consternation. Ce n’est pas moi qui l’en sortirai, je ne veux pas risquer mon bateau ! Ils avaient toutefois payé la moitié de leur passage, et elle avait besoin d’argent. Avec l’arrivée des draconiens, les temps devenaient durs pour les pirates…

— Allons dans ma cabine, dit Maquesta d’un ton rogue.

— Veille sur les autres, Caramon, souffla le demi-elfe.

Tanis suivit Maquesta dans son étroite cabine.

Le Perechon avait été construit pour être rapide et maniable. Il était idéal pour les activités de Maquesta, qui nécessitaient de charger et décharger au plus vite un fret parfois embarrassant. À l’occasion, elle arrondissait ses gains en pillant un gros navire marchand en route pour Palanthas ou Tarsis. Avant que la victime réalisât ce qui lui arrivait, le Perechon était hors d’atteinte.

Elle réussissait à merveille à prendre de vitesse les lourds bâtiments des seigneurs draconiens, mais elle avait décidé de les laisser tranquilles. Trop souvent, les vaisseaux des seigneurs « escortaient » les bateaux marchands. Maquesta avait perdu beaucoup d’argent au cours de ses deux derniers voyages. Elle condescendait donc à prendre des passagers, ce qu’elle n’aurait jamais fait en d’autres circonstances.

Le demi-elfe retira son heaume et s’assit, ou plutôt, déséquilibré par le tangage, s’affala sur la table.

— Alors, que voulais-tu me dire ? demanda Maquesta en étouffant un bâillement. Je t’ai averti que nous ne mettrions pas les voiles. La mer est démontée…

— Il le faut, déclara Tanis sans ambages.

— Écoute, répondit la femme d’un ton patient, destiné à ménager son client Si tu as des ennuis, ce n’est pas mon affaire ! Je ne risquerai pas mon bateau ni mon équipage…

— Il ne s’agit pas de nous, l’interrompit Tanis en la regardant avec insistance, mais de toi.

— De moi ? s’exclama-t-elle, stupéfaite.

Tanis baissa le regard sur ses mains croisées. Le roulis et le tangage ajoutés à la fatigue des derniers jours lui donnaient la nausée. Remarquant son teint verdâtre et les cernes qu’il avait sous les yeux, Maquesta se dit qu’elle avait déjà vu des cadavres ayant meilleure allure.

— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda-t-elle.

— Je… j’ai été fait prisonnier par un Seigneur des Dragons… il y a trois jours de cela, dit Tanis en baissant la voix, les yeux toujours sur ses mains. « Prisonnier » n’est pas le terme exact. Comme je portais cet uniforme, il m’a pris pour un de ses soldats. J’ai été obligé de l’accompagner dans ses quartiers et d’y rester ces trois derniers jours. J’y ai découvert ce que les seigneurs draconiens cherchent à Flotsam. Je sais même qui ils veulent.

— Ensuite ? dit Maquesta qui sentait la peur la gagner. Il ne s’agit pas du Perechon ?

— Non, de ton timonier. Berem.

— Berem ! Pourquoi lui ? Un muet, à demi-demeuré ! Un bon timonier, soit, mais à part ça… Qu’a-t-il bien pu faire pour être recherché par les draconiens ?

— Je n’en sais rien, répondit Tanis, luttant contre la nausée. M’est avis qu’ils ne le savent pas non plus. Mais ils ont reçu l’ordre de le ramener vivant à la Reine des Ténèbres.

L’aube naissante jetait des lueurs rouges sur la surface de l’eau. Les larges boucles d’oreilles de Maquesta étincelèrent sur sa peau noire. Nerveusement, elle rejeta ses cheveux tressés en arrière.

— Nous n’avons qu’à nous débarrasser de lui ! murmura-t-elle en se levant de son siège. Nous le renverrons à terre. Je peux trouver un autre timonier…

— Écoute-moi ! fit Tanis en la prenant par le bras. Il est possible qu’ils aient déjà appris la présence de Berem sur ce bateau. S’ils ne le savent pas encore, et s’ils l’arrêtent, le résultat sera le même. Ils finiront par apprendre qu’il appartenait à l’équipage du Perechon. Et ils le sauront, tu peux me croire ! Il y a mille manières de faire parler un homme, même s’il est muet. Ils arrêteront tous ceux qui se sont trouvés sur ce bateau. Toi comme les autres. Et ils se débarrasseront de tout le monde.

Il lâcha le bras de Maquesta.

— C’est ainsi qu’ils ont pratiqué jusqu’à présent. Le seigneur draconien me l’a expliqué. Des villages entiers ont été mis à sac, les gens torturés et massacrés. Quiconque a eu un contact avec cet homme est condamné. Ils redoutent que le secret qu’il détient soit divulgué, et ils veulent empêcher ça à tout prix.

Maquesta se laissa retomber sur son siège.

— Berem ! s’exclama-t-elle sans y croire.

— Ils n’ont rien pu faire tant que sévissait la tempête. Le seigneur a été appelé en Solamnie, où se livrait une bataille. Mais el… il rentre aujourd’hui. Alors…

Il ne put continuer. Un frisson le saisit et il s’effondra sur la table, la tête entre les mains.

Maquesta le considéra d’un air circonspect. Disait-il la vérité ? Ou n’était-ce qu’un moyen de la contraindre à partir, parce qu’il devait échapper à un danger ? Le voyant dans cet état de faiblesse, la femme proféra intérieurement un juron. En bon capitaine, elle recrutait ses hommes avec soin et savait les reconnaître. Son intuition lui soufflait que le demi-elfe ne mentait pas. Du moins, pas complètement. Il ne lui disait peut-être, pas tout, mais ce qu’il racontait à propos de Berem avait l’accent de la vérité.

Cette histoire est plausible, songeait-elle en se maudissant elle-même. Et elle qui était si sûre de son jugement, de son bon sens ! Mais elle avait fermé les yeux sur les étrangetés de Berem, parce qu’elle l’aimait bien. Il avait une gaieté et une candeur d’enfant. Maquesta n’avait pas attaché d’importance à sa peur des étrangers, sa répugnance à aller à terre, son refus de partager le butin, alors qu’il travaillait pour une pirate.

La femme resta assise un moment, les yeux fixés sur les coupoles blanches que dorait le soleil, bientôt masqué par de gros nuages gris. Il était risqué de prendre la mer, mais après tout, les vents semblaient favorables…

— Je préfère être en pleine mer, murmura-t-elle, plutôt que de me faire prendre au piège comme un rat dans le port.

Sa décision arrêtée, elle se leva et se dirigea vers la porte. Tanis poussa un grognement qui la fit se retourner. Elle le regarda d’un air apitoyé.

— Allons, Demi-Elfe, dit-elle en l’aidant à se mettre debout, viens respirer l’air frais sur le pont, tu te sentiras mieux. D’ailleurs, il va falloir avertir tes amis qu’ils ne doivent pas s’attendre à une paisible croisière. Es-tu conscient des risques que tu prends ?

Tanis hocha la tête et prit appui sur Maquesta pour gagner la porte.

— Tu ne m’as pas tout dit, j’en suis sûre, déclara-t-elle en l’aidant à gravir les marches. Je parierais que Berem n’est pas la seule personne que les draconiens recherchent. J’ai l’impression que toi et ton équipe n’en êtes pas à votre premier coup dur. Espérons que la chance est avec vous !