À bout de nerfs, Tanis avait envoyé Tass se rafraîchir les idées puis consolé Fizban en nourrissant secrètement l’idée de les emmurer vivants dans la prochaine caverne. La calme détermination qu’il avait acquise à Kalaman, soutenue par l’idée de libérer Laurana, avait fait place à des idées noires.
Il pensait sans cesse à elle. Qu’allait-il se passer dans le temple de la Reine Noire ? Non, la Reine ne la tuerait pas… tant qu’elle aurait besoin de Berem.
Je ferais tout et n’importe quoi pour la tirer de là ! Qu’importe si j’y laisse la vie…
Serais-je vraiment capable de livrer Berem ? Échanger l’Éternel contre Laurana, au risque de plonger le monde dans l’abîme ? Non, Laurana préférerait mourir plutôt que d’être l’objet d’un tel marché. Quelques pas plus loin, Tanis avait changé de langage. Que le monde fasse ce qu’il veut. De toute façon, nous sommes condamnés. Quoi qu’il arrive, nous ne pourrons remporter la victoire. La vie de Laurana est la seule chose qui compte…
Étrangement silencieux, Flint progressait d’un pas pesant sans jamais se plaindre. Ce n’était pas bon signe, si Tanis n’avait pas été aveuglé par ses propres tourments, il l’aurait remarqué.
Quant à Berem, personne ne savait ce qu’il pensait, si toutefois il pensait quelque chose. Il devenait de plus en plus nerveux et sursautait à la moindre alerte. Ses yeux trop jeunes pour son visage marqué semblaient ceux d’un animal traqué.
Le deuxième jour, Berem disparut.
Tout le monde était de bonne humeur en se réveillant le matin, car Fizban avait annoncé que Terredieu était tout proche. Mais l’euphorie n’avait pas duré longtemps. La pluie s’était remise à tomber. Trois fois en une heure, le vieux mage leur avait fait traverser des épineux en criant « C’est là ! Nous sommes arrivés ! ». Et ils s’étaient retrouvés pataugeant dans un marécage, ensuite dans une gorge, puis Finalement devant une falaise.
La troisième fois, Tanis eut l’impression qu’on l’écorchait vif. Même Tasslehoff prit peur en voyant sa rage. Le demi-elfe fit un effort sur lui-même pour se calmer. Puis il réalisa qu’il manquait quelqu’un.
— Où est Berem ? demanda-t-il, tremblant de colère.
Caramon sursauta. Il émergeait d’un autre monde. L’œil hagard, il se tourna en rougissant vers Tanis.
— Je n’en sais rien. Je ne me suis pas aperçu qu’il n’était plus là.
— Berem est notre seule chance de parvenir à Neraka, dit le demi-elfe. Il est l’unique garant de la vie de Laurana. Si les draconiens le capturent…
Suffoqué d’émotion, il ne put continuer.
— Calme-toi, mon garçon, dit Flint en lui tapant sur l’épaule, on le retrouvera.
— Pardon, Tanis, balbutia Caramon. Je pensais à… à Raistlin. Je sais bien que je devrais pas…
— Par les Abysses, comment ton satané frère arrive-t-il à semer la pagaille même quand il n’est pas là ? cria Tanis. Excuse-moi, Caramon. Tu n’as pas mérité de reproches. J’aurais dû faire attention moi aussi, comme les autres. Maintenant, nous sommes obligés de rebrousser chemin, à moins que Fizban nous fasse traverser le rocher… Berem n’a pas pu aller bien loin, nous retrouverons facilement sa trace. Il ne s’est pas évanoui dans la nature !
Tanis avait raison. Après avoir pris le sentier en sens inverse, ils suivirent la piste d’un animal que personne n’avait remarquée à l’aller. Flint, qui l’avait découverte, avait appelé les autres, puis il s’était enfoncé dans la broussaille pour la suivre. Il semblait avoir retrouvé une énergie nouvelle. Comme un chien de chasse sur le point de lever sa proie, il fendait les buissons sans se laisser arrêter par les branches et les ronces.
— Flint ! cria plusieurs fois Tanis. Attends-nous !
La distance séparant le nain des compagnons s’accrut. Ils le perdirent de vue. Heureusement, les empreintes de ses bottes dans la glaise étaient plus faciles à repérer que celle de Berem.
Un nouvel obstacle se dressa sur leur route.
Ils se trouvaient devant une muraille rocheuse. Cette fois, il y avait un passage possible. Un étroit tunnel était creusé dans le roc. Le nain avait dû y entrer facilement, mais Tanis fit grise mine.
— Berem a réussi à passer, dit Caramon, montrant une trace de sang sur la pierre.
— Possible, fit Tanis. Tass, va voir ce qu’il y a de l’autre côté, dit-il, répugnant à suivre une fausse piste.
Tass se glissa dans le tunnel. Bientôt les compagnons entendirent ses exclamations d’étonnement.
Le visage de Fizban s’éclaira.
— C’est là ! s’écria-t-il, transporté d’allégresse. Nous avons trouvé ! C’est Terredieu ! Le chemin passe par ce tunnel.
— Il n’y en aurait pas un autre, par hasard ? s’enquit Caramon, que l’étroitesse du passage consternait.
— Tanis, viens vite !
La voix claironnante de Tass leur parvint de l’autre côté de la falaise.
— Les cul-de-sac, ça suffit. Nous prendrons ce chemin, décréta Tanis.
Les compagnons commencèrent à ramper dans l’étroit goulot. Il leur fallait parfois s’aplatir puis se contorsionner comme un serpent pour avancer. Avec sa large carrure, Caramon faillit cent fois rester coincé.
Au bout du tunnel, Tass les attendait impatiemment.
— Tanis, j’ai entendu crier Flint ! Là-bas, devant nous ! Quand tu verras où nous sommes tombés, tu n’en croiras pas tes yeux !
Ils s’extirpèrent du tunnel, et aidèrent le malheureux Caramon à faire de même. Ils avaient enfin Terredieu devant eux.
— Ce n’est pas exactement le genre d’endroit que je choisirais si j’étais un dieu, fit remarquer Tass.
Tanis partageait son avis.
Ils se trouvaient à la lisière d’un cirque de monts qui semblait complètement désertique. Rien ne poussait sur ce plateau désolé, emmuré entre de hautes montagnes hérissées de pics. Un ciel bleu et froid, sans oiseaux ni soleil, surplombait ce paysage sans vie. De l’autre côté, il pleuvait à verse, nota Tanis. Frissonnant, il détourna les yeux.
Au centre du plateau s’élevaient d’énormes rochers disposés en cercle. Un cercle si parfait qu’il était impossible de voir ce qu’il y avait derrière.
— Cet endroit me donne le cafard, dit Tika. Non que j’aie peur, mais quelle tristesse ! Si les dieux hantent ces lieux, ce doit être pour pleurer les malheurs du monde.
Fizban fixa Tika d’un œil pénétrant. Il allait lui répondre quand Tass appela :
— Tanis, viens voir !
— J’arrive !
À l’autre bout du plateau, Tanis distingua deux silhouettes, qui avaient l’air de se battre.
— C’est Berem ! cria Tass, le reconnaissant grâce à sa vue de kender. On dirait qu’il se bagarre avec Flint ! Dépêchons-nous !
Tanis partit au pas de charge. Les autres l’appelèrent, mais il n’y prêta pas attention, gardant les yeux fixés sur les deux hommes qu’il voyait maintenant avec précision. Le nain venait de tomber sur le sol, et Berem était penché sur lui.
— Flint ! hurla Tanis.
Son cœur battit à tout rompre, sa vue se brouilla. Berem releva la tête dans sa direction. Tanis vit ses lèvres remuer. Il dit quelque chose que Tanis ne comprit pas.
Flint gisait aux pieds de Berem, les yeux fermés, le visage cendreux.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ? vociféra Tanis. Tu l’as tué !
Un mélange de chagrin, de culpabilité et d’impuissance l’envahit. Il vit rouge.
Il se retrouva l’épée à la main. Le visage éploré de Berem lui apparut à travers une sorte de magma sanguinolent. Alors Tanis réalisa ce qui se passait. Il avait transpercé le corps de Berem de sa lame, qui butait à présent contre le rocher où l’Éternel était appuyé.
Du sang coulait sur les mains du demi-elfe. Un cri horrible lui déchira les tympans. Le corps de Berem s’abattit sur lui.