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— Rappelle-toi qu’on le surnomme l’Éternel, dit Tanis à Caramon, pâle comme un mort. Sturm et moi, nous l’avons vu se faire écraser par des tonnes de pierres, à Pax Tharkas. Il est mort des centaines de fois, et il est toujours vivant. Il prétend ne pas savoir pourquoi.

Il dévisagea Berem, qui lui opposa un visage méfiant.

— Mais tu le sais très bien, n’est-ce pas, Berem ? dit Tanis. Tu le sais, et tu vas nous le dire. Il y a trop de vies en jeu pour que tu te taises.

Berem baissa les yeux.

— Je regrette, pour ton ami, marmonna-t-il. Je… j’ai voulu l’aider, mais il n’y avait plus rien à faire…

— Je sais. Moi aussi, je regrette. De loin, je n’avais pas vu que… Je n’ai pas compris…

Tanis réalisa qu’il ne disait pas la vérité. Il ne voyait que ce qu’il voulait bien voir. Combien de fois, dans sa vie, avait-il perçu les choses telles qu’elles étaient ? C’était lui qui déformait tout. Il n’avait pas compris l’attitude de Berem, parce qu’il ne voulait pas comprendre ! Berem figurait la part d’ombre qu’il haïssait en lui-même. Il l’avait frappé et tué, mais c’était en réalité contre lui-même qu’il avait dirigé son épée.

Ce geste avait crevé l’abcès qui gangrenait son âme. Cette blessure-là guérirait. Le chagrin que lui causait la mort de Flint agissait comme un baume, et le ramenait à de meilleures dispositions. Tanis sentit s’alléger le poids de sa culpabilité. Quoi qu’il ait fait, il avait agi pour le bien. Il était temps qu’il accepte ses erreurs, et qu’il vive…

Peut-être Berem lut-il dans ses pensées ; Tanis vit dans son regard chagrin et compassion.

— Tanis, je suis fatigué, dit brusquement l’Éternel, tellement fatigué. J’envie le sort de Flint. Il repose en paix. Y parviendrai-je jamais ? J’ai si peur ! Je sens que la fin approche. Cela m’effraie !

— Nous avons tous peur ! soupira Tanis, frottant ses yeux rougis par les larmes. Tu as raison, la fin est proche, et elle ne s’annonce pas radieuse. C’est toi qui détiens la solution, Berem.

— Je vais te dire… ce que je peux. Mais il faut que tu m’aides ! murmura-t-il en prenant la main de Tanis. Promets-moi de m’aider !

— Je ne peux rien promettre, tant que tu ne me confie pas toute la vérité, répondit le demi-elfe.

Berem s’appuya le dos contre un rocher. Les autres se groupèrent autour de lui, emmitouflés dans leurs capes. Le vent s’était remis à souffler.

Berem paraissait faire un effort surhumain pour articuler. On eût dit que les mots se rétractaient dans sa bouche, refusant de sortir. Peu à peu cela cessa.

— Quand… quand je t’ai dit, Caramon, que je savais ce que tu ressentais après la perte de ton frère, c’était vrai. J’avais une sœur. Nous n’étions pas jumeaux, mais tout aussi proches l’un de l’autre. Elle n’avait qu’un an de moins que moi. Nous vivions dans une petite ferme isolée, aux environs de Neraka, et c’est ma mère qui nous a appris à lire et à écrire. Mais nous nous occupions surtout de la ferme. Ma sœur était ma seule compagnie, mon unique amie. Pour elle, c’était la même chose.

« Elle se dépensait sans compter. Jusqu’à l’épuisement. Après le Cataclysme, on ne pouvait pas faire autrement, si on voulait survivre. Nos parents étaient vieux et malades. Cet hiver-là, nous avons failli mourir de faim. Cela n’avait rien à voir avec les Temps de la Disette dont vous avez entendu parler. Vous ne pouvez pas imaginer, dit-il d’une voix éteinte. Des hordes de bêtes sauvages et d’êtres humains écumaient le pays. Dans notre isolement, nous avions quand même plus de chance que d’autres. Nous passions des nuits entières à attendre, le gourdin à la main, guettant les loups qui rôdaient autour de la maison… À vingt ans, ma sœur, qui était une très jolie fille, avait les cheveux aussi gris que les miens maintenant. Son visage se creusait de rides, mais elle ne se plaignait jamais.

« Au printemps, les choses ne s’arrangèrent pas, mais il y avait de l’espoir, comme elle disait. Nous pourrions semer des graines, nous verrions pousser les plantes. Et nous pourrions tirer le gibier qui réapparaît au printemps. Elle aimait la chasse et la nature. Nous partions souvent ensemble. Un jour…»

Berem s’arrêta. Il frissonna comme s’il avait froid, puis reprit son récit :

— Un jour, nous sommes allés très loin. Après un orage, un incendie de forêt avait calciné la broussaille, laissant à découvert une piste que nous n’avions jamais remarquée. Ce jour-là, nous n’avions pas tiré de gibier. Nous avons suivi la piste dans l’espoir d’en trouver, pour nous apercevoir que c’était un ancien sentier tracé par l’homme. Je voulais rebrousser chemin, mais ma sœur a insisté pour que nous allions voir où cela menait.

Le visage de Berem se figea. Un instant, Tanis craignit qu’il ne continue pas. Mais il reprit, poussé par une sorte de fièvre intérieure :

— Au bout du sentier, nous sommes arrivés dans un endroit étrange. Ma sœur pensait que c’était un ancien sanctuaire dédié à des dieux maléfiques. Je n’en sais rien, en tout cas, des colonnes brisées gisaient dans un fouillis de lianes desséchées. Elle avait raison. Cet endroit était de mauvais augure, et nous aurions dû nous en aller. Il fallait s’en aller…

Berem répéta la phrase de manière incantatoire. Quand il se tut, personne n’osa bouger. D’une voix presque inaudible, il se remit à parler.

Les compagnons comprirent qu’il avait oublié où il se trouvait. Berem était retourné à l’époque de son histoire.

— Parmi les ruines se trouvait un objet extraordinaire : c’était un socle de colonne, incrusté de pierreries. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Comment passer à côté d’une telle magnificence ? Une seule de ces pierres signifiait pour nous la richesse ! Nous pourrions aller habiter en ville ! Ma sœur aurait les prétendants qu’elle méritait. Je suis tombé à genoux devant le socle et j’ai pris mon couteau. Une pierre verte étincelait dans le soleil, plus belle que tout ce qu’il est possible d’imaginer. Je commençai à la détacher avec la lame…

« Ma sœur était horrifiée. Elle me cria d’arrêter. « C’est un lieu sacré », disait-elle. « Ces joyaux appartiennent aux dieux. Tu commets un sacrilège, Berem ! » Je ne l’écoutais pas, bien que mon cœur battît à tout rompre. « Si les dieux ont abandonné ce sanctuaire, ils nous ont abandonnés aussi ! » criai-je. Mais elle ne voulut rien savoir. Elle m’empoigna le bras, ses ongles entrèrent dans ma chair. Elle me faisait mal. « Arrête, Berem ! m’ordonna-t-elle, à moi, son frère aîné ! Je ne laisserai pas profaner ce qui appartient aux dieux ! »

« Comment osait-elle me parler ainsi ? Moi qui faisais cela pour elle, pour notre famille ! Elle n’aurait pas dû me contrarier. Elle savait que cela me rend fou : quelque chose éclate dans ma tête et envahit mon cerveau. Je ne vois plus rien, je ne peux plus penser. J’ai hurlé : « Laisse-moi tranquille ! », mais elle a saisi mon couteau fiché entre la pierre verte et le socle. Je l’ai repoussée… Oh ! pas fort… Mais elle est tombée. J’ai voulu la rattraper. En vain. Sa tête a heurté la colonne. Sa tempe a frappé contre une gemme, le sang a giclé sur les joyaux, puis ruisselé sur son visage. Ses yeux ne brillaient plus, les joyaux non plus. Ensuite…

« Il est arrivé quelque chose d’affreux, que je revois en rêve dès que je ferme les yeux. C’était comme le Cataclysme, mais il s’agissait de création. Une création infernale ! La terre s’est entrouverte. Des colonnes en ont jailli sous mes yeux. Un temple hideux prit forme. Les Ténèbres elles-mêmes montèrent de la terre et leurs cinq têtes dodelinantes se dardèrent sur moi. Elles m’interpellèrent d’une voix sépulcrale : « Jadis, j’ai été bannie du monde, et seul un morceau de monde peut m’y faire revenir. La colonne aux joyaux était la clé de ma prison. Tu m’as libérée, mortel, je te laisse en récompense ce que tu voulais posséder. La gemme verte est à toi ! »