« Elle éclata d’un rire sinistre. J’ai senti une douleur atroce dans la poitrine et j’ai vu la gemme verte. Terrifié par le monstre, affolé par ce que j’avais provoqué, je ne pouvais détacher les yeux de ce qui prenait forme devant moi. C’était un dragon ! Un dragon à cinq têtes comme dans les contes de mon enfance !
« Je compris que nous étions condamnés si les dragons revenaient sur terre. Je mesurai la faute que j’avais commise. Devant moi se tenait la Reine des Ténèbres, dont les prêtres nous avaient parlé. Chassée par Huma, elle cherchait depuis longtemps à revenir dans le monde. À cause de ma folie, elle y était parvenue. Une de ses têtes se darda sur moi, et je compris que j’allais mourir. La Reine des Ténèbres ne laisserait pas vivre un témoin. J’étais incapable de faire un geste.
« Soudain, ma sœur apparut, debout devant moi, bien vivante ! Je tendis la main pour la toucher, mais je rencontrai le vide. Je hurlai son nom : « Jasla ! » Elle me répondit : « File, Berem ! Cours ! Elle ne peut pas passer à travers moi. Dépêche-toi ! » Je restai tétanisé. Ma sœur était campée entre la Reine Noire et moi. Les cinq têtes se déchaînaient, mais en vain, car ma sœur leur faisait barrage. La Reine Noire commença à s’estomper. Elle ne fut bientôt plus qu’une ombre maléfique. Mais son pouvoir restait immense. Elle s’avança vers ma sœur…
« Alors je me suis retourné et je me suis mis à courir. »
Berem s’était tu. Il était en nage, comme s’il avait couru des lieues. Les compagnons gardèrent le silence, anéantis par le récit. Puis l’Éternel poussa un soupir. Il semblait revenir de loin.
— Après, j’ignore comment s’est déroulée ma vie, je ne sais plus rien de ce qui s’est passé. Quand je suis revenu à moi, j’étais aussi âgé que vous me voyez maintenant. D’abord, j’ai cru qu’il s’agissait d’un cauchemar. Mais la pierre verte était incrustée dans ma poitrine. Je ne savais pas où j’allais, ni où je me trouvais. Alors j’ai sillonné Krynn de long en large. Longtemps, j’ai voulu revenir à Neraka. Mais c’était le seul endroit où je ne pouvais pas retourner. Je n’en avais pas le courage.
« Pendant de longues années, j’ai erré, incapable de trouver la paix, et je suis mort cent fois pour renaître aussitôt. Où que j’aille, j’entends parler des malheurs qui accablent le monde par ma faute. Puis les dragons et les draconiens sont apparus. Je sais, moi, ce qu’ils veulent. Je sais que la Reine a un pouvoir immense, et projette la conquête du monde. Il ne lui manque qu’une chose pour atteindre son but. Moi. Pourquoi ? Je l’ignore. Mais j’ai la sensation qu’on est en train de fermer une porte que quelqu’un essaye de forcer. Je suis tellement fatigué…
« Si fatigué, que je voudrais en finir. »
Tanis se décida à briser le silence qui ponctua le récit de Berem.
— Que peux-tu faire pour fermer cette porte ? demanda-t-il à Berem.
— Je n’en sais rien. Quelque chose m’attire à Neraka, bien que ce soit le seul endroit sur Krynn où je n’oserai jamais aller. C’est pour cette raison que je me suis enfui.
— Tu iras à Neraka, dit Tanis d’un ton ferme. Avec nous, tu y entreras. Tu ne seras pas seul.
Berem se mit à trembler et à pousser des gémissements de protestation. Puis il releva la tête, le visage écarlate.
— Oui ! cria-t-il. Je n’en peux plus ! J’irai avec vous ! Vous me protégerez !
— On fera ce qu’on pourra, répondit Tanis. Trouvons d’abord un chemin pour sortir d’ici.
— J’en ai un, lâcha Berem. J’allais le prendre quand j’ai entendu crier Flint. C’est par là, fit-il en pointant un doigt vers une étroite fissure visible entre les rochers.
L’un après l’autre, ils entrèrent dans le tunnel. Tanis passa le dernier. Il jeta un dernier coup d’œil sur le plateau désolé où Flint avait trouvé la mort. Un grand vide l’envahit. L’absence du nain lui communiquait une étrange sensation.
Il s’engouffra dans le tunnel, laissant derrière lui Terredieu, qu’il ne reverrait sans doute plus.
Les compagnons avancèrent dans le boyau jusqu’à une petite caverne, où ils firent halte. Ils étaient trop près de Neraka, où était concentré le gros de l’armée draconienne, pour risquer d’allumer du feu. Tous pensaient à Flint et personne n’osait en parler.
Finalement, ils décidèrent d’accepter sa mort en évoquant les aventures qu’ils avaient vécues ensemble.
Ils rirent de bon cœur quand Caramon raconta une désastreuse traversée en barque, au cours de laquelle Flint avait eu le malheur de tomber à l’eau. Tanis évoqua la rencontre du nain et du kender, qui n’aurait jamais eu lieu si Tass ne lui avait pas dérobé un bracelet. Tika évoqua les merveilleux jouets qu’il lui avait fabriqués et la bonté avec laquelle il l’avait recueillie à la mort de son père.
Ces souvenirs atténuèrent leur chagrin, ne leur laissant que la douleur de l’absence.
Tard dans la nuit, Tass alla s’asseoir devant la caverne et regarda les étoiles. Il serrait contre lui le casque de Flint. Les larmes ruisselaient sur ses joues.
5
Neraka
Entrer dans Neraka se présentait apparemment comme un jeu d’enfant. Apparemment.
— Par les dieux, que se passe-t-il donc ? maugréa Caramon qui, du haut d’une colline à l’ouest de Neraka, scrutait la plaine.
Les lignes noires qui serpentaient à travers la steppe convergeaient vers l’unique édifice visible à des lieues à la ronde : le temple de la Reine Noire.
Des milliers de soldats draconiens se rassemblaient parmi les troupes. Tanis et Caramon virent flotter çà et là des étendards bleus, rouges et noirs. Un déploiement de couleurs égayait le ciel sans nuages : des dragons rouges, des bleus, des verts et des noirs. Deux gigantesques citadelles volantes planaient au-dessus du temple, étendant une ombre permanente alentour.
— Tu sais, c’est une bonne chose que le vieux nous soit tombé dessus avec son dragon doré, dit Caramon. Si nous étions arrivés là-dedans avec nos dragons de cuivre, nous nous serions fait massacrer.
— Oui, répondit Tanis, absorbé dans ses pensées.
Plus il pensait au « vieux », et plus il comprenait ce que signifiait réellement ce qui était arrivé. Cela lui flanquait le tournis, comme aurait dit Flint.
Mais ce n’était pas le moment de s’apitoyer sur le nain. Il avait toutes sortes de problèmes à résoudre, et il n’avait plus de vieux mage pour le sortir d’affaire.
— Je n’ai aucune idée de ce qui se passe, dit Tanis, mais le temps travaille pour nous. Te souviens-tu de ce qu’avait dit Elistan ? Il était écrit dans les Anneaux de Mishakal que le Mal se retourne contre lui-même. La Reine Noire rassemble ses troupes pour une bonne raison. Elle songe sans doute à porter à Krynn le coup décisif. Mais dans ce remue-ménage, nous passerons plus facilement inaperçus. Personne ne fera attention à un groupe de prisonniers sous la garde de deux officiers draconiens.
— Espérons, dit Caramon.
— Misons là-dessus, répliqua Tanis.
Le capitaine de la garde de Neraka ne savait plus où donner de la tête. Il y avait de quoi. La Reine Noire réunissait son état-major : pour la seconde fois depuis le début de la guerre, tous les seigneurs draconiens se trouveraient réunis. Depuis quatre jours, ils débarquaient les uns après les autres, transformant la vie du capitaine en cauchemar.
Il y avait des préséances parmi les seigneurs. En haut de la hiérarchie, Akarias et sa suite, c’est-à-dire ses troupes, ses gardes du corps et ses dragons, devaient passer en premier. Viendrait ensuite Kitiara, la Dame Noire, avec ses troupes, ses gardes du corps, ses dragons. Puis Lucien de Taka avec ses troupes et ainsi de suite… jusqu’au dernier des seigneurs draconiens, le gobelin Toede, du front de l’est.