Ça impliquait le déplacement massif de troupes et de dragons, sans compter les vivres, dans un espace qui n’était pas prévu pour une telle concentration. Comme aucun seigneur n’aurait voulu arriver avec un soldat ou un dragon de moins qu’un autre, ce système n’était pas sans avantage. Mais cette fois, le seigneur Akarias arrivait avec deux jours de retard.
Était-ce pour semer la confusion ? Le capitaine n’en savait rien et il n’osait le demander, mais il avait son idée sur la question. Cela signifiait que les autres seigneurs étaient contraints d’attendre son arrivée en campant dans la steppe, ce qui n’irait pas sans occasionner certains troubles. Draconiens, gobelins et mercenaires humains réclamaient l’accès aux lieux de plaisir aménagés sur la place du temple. Ils avaient parcouru de longues distances et s’indignaient à juste titre d’en être privés.
Beaucoup se faufilèrent dans la cité, attirés par les tavernes comme des mouches par un pot de miel. Des rixes éclatèrent. Les geôles du temple étaient pleines à craquer. Le capitaine ordonna à ses soldats de charger tous les ivrognes sur des charrettes et de les jeter au petit matin dans la plaine, où ils subiraient les foudres de leurs commandants.
Entre les dragons éclataient aussi des querelles, chaque chef voulant établir sa suprématie sur ses confrères. Un grand vert, Cyan Sangvert, avait déjà tué un rouge à cause d’un cerf. Par malheur pour Cyan, le rouge était un chouchou de la Reine Noire. Sangvert se retrouva donc en prison, où ses furieux battements de queue faisaient trembler les murs.
Le matin du troisième jour, le capitaine de la garde donna l’ordre d’ouvrir les portes pour l’arrivée d’Akarias. Tout se passait à merveille, quand quelques centaines des gobelins de Toede, éméchés, voyant passer les troupes du seigneur, essayèrent d’entrer aussi. Irrités, les officiers d’Akarias ordonnèrent à leurs hommes de les chasser. Le chaos s’ensuivit.
Furieuse, la Reine Noire fit envoyer sa troupe armée de fouets, de chaînes et de filets, ainsi que des prêtres et des magiciens des Robes Noires. Quand l’ordre fut à peu près rétabli, le seigneur Akarias entra dans le temple avec dignité, sinon avec grâce.
Dans l’après-midi, un garde se présenta devant le capitaine, épuisé, et lui demanda de se rendre à la porte principale.
— Que se passe-t-il encore ? J’en ai assez de…
— Il s’agit de deux officiers qui voudraient entrer avec leurs prisonniers.
La cité était déjà bondée de captifs et d’esclaves. Un de plus, un de moins… Et les troupes de Kitiara s’apprêtaient à faire leur entrée… Il fallait qu’il soit présent pour les accueillir avec les honneurs.
— Quel genre de prisonniers ? demanda le capitaine, qui ne voulait pas rater la Dame Noire. Des draconiens ivres ? Tu n’as qu’à les…
— Je crois que tu ferais mieux de venir, capitaine, dit le gobelin qui, transpirant à grosses gouttes, dégageait une odeur pestilentielle. Il y a un couple d’humains et un kender.
— Je te dis… (Le capitaine s’arrêta. Incommodé par la puanteur, il fronça le nez.) Un kender ? s’exclama-t-il avec intérêt. N’y aurait pas aussi un nain, par hasard ?
— Pas que je sache. Mais il est possible que je ne l’aie pas remarqué.
— J’arrive…
Le calme était revenu. Akarias et ses troupes installés à l’intérieur de la cité, Kitiara et les siennes en approchaient en ordre serré. La réception allait commencer. Le capitaine jeta un coup d’œil sur le groupe qui attendait devant les portes.
Deux officiers draconiens pour trois minables prisonniers ! Il étudia leur physionomie. Deux jours auparavant, on lui avait signalé un nain voyageant avec un kender, qu’il fallait surveiller. Il pouvait y avoir avec eux un seigneur et une jeune fille aux cheveux d’argent, tous les deux elfes. La fille était en réalité un dragon. C’était les amis de l’elfe prisonnière de la Reine et on s’attendait à ce qu’ils tentent de la libérer.
Bon, il y avait là un kender, c’était vrai. Mais la femme avait des cheveux roux et bouclés ; si elle était un dragon, le capitaine voulait bien manger sa cotte de mailles. Quand au vieil homme à la barbe embroussaillée, ce n’était ni un nain, ni un seigneur elfe. Il se demanda pourquoi les deux officiers s’étaient donné la peine d’arrêter cet étrange échantillon d’épaves.
— Je n’ai pas de temps à perdre ! Débarrasse-moi de cette racaille d’un coup d’épée, les prisons débordent. Allez, ouste !
— Quel gâchis ! dit le plus costaud des deux officiers en poussant la fille rousse devant lui. Elle pourrait rapporter gros sur le marché aux esclaves !
— Tu n’as pas tort, marmonna le capitaine, jaugeant du regard les formes généreuses qui se dessinaient sous l’armure de la rousse. Mais je me demande ce que tu obtiendrais pour ceux-là ! Liquide-les !
Cette réponse plongea l’officier dans un profond désarroi. Avant qu’il puisse se ressaisir, l’autre officier, qui jusque-là, s’était tenu à l’écart, fit un pas en avant.
— L’homme est un magicien, dit-il, et nous soupçonnons le kender d’être un espion. Nous les avons capturés au Donjon de Dargaard.
— Fallait le dire tout de suite, au lieu de me faire perdre mon temps ! D’accord, emmène-les ! (La sonnerie de trompettes annonçant le cérémonial d’ouverture des portes retentit.) Je vais signer vos parchemins. Allez ! Vite, donnez-les-moi !
— Nous n’avons pas…, hasarda le grand officier.
— De quels documents parles-tu ? coupa son collègue, fouillant dans ses poches.
— De ton ordre de mission pour ces prisonniers ! fulmina le capitaine.
— Nous n’en avons pas reçu, capitaine, répondit le barbu. C’est une nouvelle règle ?
— Pas vraiment, répondit le capitaine, soudain soupçonneux. Mais comment se fait-il que vous ayez pu franchir les lignes sans laissez-passer ? Et comment comptez-vous repartir ? Ou ne pas repartir ? Peut-être un petit voyage avec l’argent que vous espérez gagner ici ?
— Non ! grogna le grand costaud. Notre commandant a oublié, c’est tout. Il a d’autres problèmes, et ce n’est peut-être pas le moment de te mettre martel en tête, si tu vois ce que je veux dire… ?
Les portes s’ouvrirent. Le capitaine poussa un soupir. À ce moment précis, il aurait dû être devant Kitiara pour saluer son arrivée.
— Emmène-les tous, ordonna-t-il à un soldat de la garde. On va leur montrer ce qu’on fait des déserteurs !
Il s’éloigna précipitamment, non sans avoir vérifié du coin de l’œil que ses ordres étaient exécutés. Les deux officiers avaient déjà les bras en l’air pour la fouille.
Pendant qu’un garde détachait son épée de son ceinturon, Caramon jeta un regard inquiet à Tanis. Tika, surprise que les choses tournent ainsi, n’avait pas l’air rassurée. Quant à Berem, dont le visage disparaissait presque sous de faux favoris, il semblait sur le point d’éclater en sanglots. Tass scrutait les alentours, cherchant une issue possible.
En échafaudant son plan, Tanis avait envisagé plusieurs cas de figure, mais il n’avait pas prévu celui-là. Se faire arrêter comme déserteur ! Si les gardes les mettaient en prison, tout était fini.
Dès qu’il retirerait son casque, les soldats verraient qu’il était un demi-elfe. Ils découvriraient ensuite que le vieil homme se nommait… Berem.
Une fois de plus, ce serait à cause de lui que tout échouerait. Sans lui, Caramon et les autres auraient pu s’en tirer. Sans lui…
Sous une salve de trompettes, un dragon bleu monté par un seigneur franchit les portes du temple. Le cœur de Tanis se serra, puis bondit dans sa poitrine. La foule criait le nom de Kitiara. Les gardes étant occupés à surveiller la populace pour assurer la protection du seigneur, Tanis se pencha vers le kender :