Tass se retrouva coincé entre Caramon et un soldat. Le draconien se borna à le tenir par son gilet, car personne, même un kender, n’aurait songé à prendre la fuite dans de pareilles conditions. Tass se tortilla de son mieux pour attirer l’attention de Caramon et lui faire dresser l’oreille.
— Caramon ! chuchota-t-il. J’ai un message de Tanis. Tu m’entends ?
Le géant continua de regarder droit devant lui. Mais Tass surprit le battement de ses paupières.
— Tanis nous demande de lui faire confiance. Quoi qu’il arrive. Et de continuer à jouer la comédie… Je crois que c’est… ce qu’il a dit.
Caramon fronça les sourcils.
— Il a parlé en elfe, ajouta précipitamment Tass, vexé. C’était vraiment dur à comprendre.
Caramon resta de marbre. Tass se colla contre le mur et se haussa sur la pointe des pieds.
— Ce seigneur, dit-il d’une voix hésitante, c’était bien Kitiara ?
Caramon ne répondit pas. Tass vit ses mâchoires se contracter et poussa un soupir. Oubliant où il était, il éleva la voix :
— Tu lui fais confiance, n’est-ce pas, Caramon ?
Parce que…
Sans crier gare, le garde frappa le kender, l’aplatissant contre le mur. Étourdi par le choc, Tass s’effondra. Une ombre noire se pencha sur lui. Comme il ne voyait rien, il se prépara à recevoir un nouveau coup. Mais des bras puissants le soulevèrent de terre.
— Je t’ai dit de ne pas les abîmer, grommela Caramon.
— Bah ! Un kender ! cracha le draconien.
Le bataillon royal était passé. Pour une raison qui lui échappa, Tass ne parvint pas à rester sur ses jambes.
— Désolé…, marmonna-t-il, les genoux ont parfois des réactions bizarres… On ne peut pas toujours compter sur eux.
Il se sentit soudain propulsé dans les airs, puis il retomba comme un sac de farine sur les épaules de Caramon.
— Celui-là sait beaucoup de choses, déclara Caramon de sa voix caverneuse. J’espère que tu ne lui pas amoché le cerveau ! La Dame Noire ne serait pas contente.
— Le cerveau ? Quel cerveau ? ricana le draconien.
Tass avait horriblement mal à la tête et sa joue saignait. Il avait l’impression d’avoir deux ruches à la place des oreilles. Le roulis qu’il subissait sur les épaules de Caramon n’arrangeait pas les choses.
— C’est encore loin ? demanda Caramon. Ce petit salopard pèse lourd !
Le draconien tendit la main vers un bâtiment que Tass trouva de plus en plus grand à mesure qu’ils avançaient.
Le kender voyait trouble, de plus en plus trouble. Il se demanda pourquoi le brouillard tombait si vite. La dernière chose dont il se souvint fut les mots suivants :
— Au cachot, sous le temple de sa majesté Takhisis, la Reine des Ténèbres.
6
Tanis négocie. Gakhan enquête.
— Un peu de vin ?
— Non.
Kitiara haussa les épaules. Elle regarda rêveusement le breuvage rouge couler de la carafe de cristal dans sa coupe, puis s’assit en face de Tanis.
Elle avait enlevé son heaume. Son armure bleu nuit chamarrée d’or la moulait comme une peau de reptile dont les écailles renvoyaient la lumière des chandelles. Ses cheveux noirs bouclaient autour de son visage, ses yeux bruns étincelaient sous ses longs cils.
— Pour quelle raison es-tu ici, Tanis ? demanda-t-elle d’un ton plein d’assurance.
— Tu le sais.
— Laurana, bien entendu.
Tanis fit un geste évasif. Il fallait éviter de laisser paraître la moindre émotion. Cette femme, qui le connaissait mieux que lui-même, était capable de lire dans ses pensées.
— Tu es venu seul ?
— Oui.
Kitiara haussa les sourcils, incrédule.
— Flint est mort, dit le demi-elfe d’une voix brisée. Tasslehoff doit errer quelque part. Je n’ai pas pu le trouver. D’ailleurs, je n’avais pas envie de l’emmener.
— Je comprends. Ainsi, Flint est mort.
— Sturm aussi ! ne put-il s’empêcher d’ajouter, les dents serrées.
Kitiara le fixa d’un œil pénétrant.
— À la guerre comme à la guerre, mon cher. Sturm et moi, nous nous sommes battus en vrais soldats. Il l’a compris. Je ne crois pas qu’il m’en ait voulu.
Tanis eut un pincement au cœur. Elle disait vrai. Sturm l’avait sûrement pris ainsi.
— Que deviennent mes frères ? Où sont…
— Si tu veux me faire subir un interrogatoire, autant me mettre tout de suite au cachot !
Tanis se leva et se mit à arpenter la pièce.
Kitiara resta muette. Elle le regardait en souriant.
— Oui, au cachot, je pourrais te faire passer à la question. Et tu parlerais, cher Tanis. Tu me dirais tout ce que je veux entendre, et tu te traînerais à mes pieds pour pouvoir en dire davantage. Nous avons des gens qui sont très habiles, mais aussi ardents et passionnés à la tâche.
Sa coupe à la main, elle quitta son siège et se campa devant Tanis. Elle tendit une main vers lui et la posa sur sa poitrine.
— Il n’est pas question d’interrogatoire, reprit-elle. Disons que je m’inquiète du sort de ma famille. Sais-tu où sont mes frères ?
— Non, répondit Tanis, la prenant par le poignet pour éloigner sa main. Ils ont disparu tous les deux dans la Mer de Sang.
— Avec l’Homme à l’Émeraude ?
— Avec l’Homme à l’Émeraude.
— Et comment se fait-il que tu aies survécu ?
— Des elfes marins m’ont sauvé.
— Alors ils ont également pu en sauver d’autres ?
— Peut-être que oui, peut-être que non. Après tout, je suis un elfe, les autres sont des humains.
Elle le fixa longuement. Sans s’en rendre compte, les doigts de Tanis serraient son poignet.
— Tu me fais mal…, dit-elle doucement. Pourquoi es-tu venu, Tanis ? Pour sauver Laurana ? Tu es assez fou, mais quand même pas à ce point…
— Non. Je suis venu te proposer un marché. Libère-la et prends-moi en échange.
Kitiara ouvrit de grands yeux. Remise de sa surprise, elle éclata de rire. D’un coup, elle se libéra et alla se servir du vin.
Elle tourna la tête vers lui et rit aux éclats.
— Tanis, que crois-tu donc représenter pour moi ? Qu’est-ce qui te fait penser que je pourrais accepter ?
Tanis rougit jusqu’aux oreilles et ne répondit pas.
— C’est moi qui ai capturé le Général Doré, Tanis. Je leur ai pris leur porte-bonheur, leur belle guerrière elfe. Je dois dire qu’elle n’était pas mal, comme général. Elle leur a apporté les Lancedragons, puis appris à se battre. Son frère a ramené les bons dragons, mais c’est à elle qu’on en attribue le mérite. Elle a ressoudé la chevalerie, qui sinon aurait volé en éclats depuis longtemps. Et tu voudrais que je l’échange pour… un demi-elfe qui court le pays en compagnie d’un kender, de barbares et de nains !
Kitiara fut prise d’un rire inextinguible. Elle finit par s’asseoir et s’essuya les yeux.
— Vraiment, Tanis, tu as une fameuse opinion de toi-même. Pourquoi voudrais-je de toi ? Par amour ?
La voix de Kitiara s’était altérée. Son visage se figea.
Tanis ne répondit pas. Écrasé de ridicule, il restait pétrifié devant elle. Elle le regarda fixement, puis baissa les yeux.
— Supposons que j’accepte, dit-elle froidement. Que me donnerais-tu en échange de ce que je perdrais ?
— Le commandant de ton armée est mort, répondit-il. Je le sais. Tass m’a dit qu’il l’a tué. Je prendrais sa place.
— Tu servirais… dans les armées draconiennes ? fit Kitiara, avec un étonnement non feint.
— Oui. Il est clair que nous avons perdu la partie. J’ai vu vos citadelles volantes. Même avec les bons dragons, nous ne remporterons pas la victoire. Le peuple ne leur fait pas vraiment confiance ; il les renverra chez eux. Une seule chose m’importe, libérer Laurana.
— Je te crois capable d’une énormité pareille…, dit-elle, admirative. Je vais y réfléchir… Mais pour l’instant, je dois te laisser. Les seigneurs se réunissent ce soir. Ils sont venus de toute l’Ansalonie. Tu as raison, vous avez perdu la guerre. Ce soir, nous mettrons au point un plan décisif. Tu m’accompagneras. Je te présenterai à la Reine des Ténèbres.