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Mais ici, il n’y avait que souffrance et mort, et il avait vu trop de gens souffrir ou mourir. Flint, Sturm, Laurana… Non, il n’était plus le même. Il ne serait plus jamais semblable aux autres kenders. À l’épreuve du chagrin, il avait appris la peur. La peur pour les autres. Il décida qu’il préférait mourir plutôt que de perdre quelqu’un qu’il aimait.

« Tu as choisi la voie difficile, mais tu as le courage qu’il faut pour la suivre », avait dit Fizban.

L’avait-il vraiment ? La tête dans les mains, Tass poussa un profond soupir.

— Non, Tass ! dit Tika en le secouant. Tu ne vas pas nous faire ça ! Nous avons besoin de toi !

Il releva la tête.

— Je vais très bien, dit-il d’un ton sinistre. Où sont Caramon et Berem ?

— Là-bas, répondit Tika en montrant le fond du cachot. Ils nous gardent ensemble jusqu’à ce que quelqu’un décide ce qu’on fera de nous. Caramon a été magnifique, ajouta-t-elle avec un sourire.

Elle jeta un coup d’œil ému au grand guerrier, étendu sur le sol aussi loin que possible de ses « prisonniers ». Se rapprochant de Tass, elle lui souffla à l’oreille :

— Je me fais du souci pour Berem. Je crois qu’il est devenu fou.

L’Éternel était assis sur le sol glacé, le regard vide, la tête penchée comme s’il écoutait quelqu’un. Sa fausse barbe en poils de chèvre était embroussaillée. Il faudrait peu d’effort pour qu’elle se détache, réalisa Tass avec inquiétude.

Les oubliettes du donjon étaient un dédale de couloirs creusés dans la roche et reliés à un poste de garde central desservi par un escalier en colimaçon menant au temple. Le poste de garde, tapissé de trousseaux de clés, était occupé par un gros hobgobelin qui mâchait une miche de pain en buvant sa cruche d’eau.

À travers la grille du cachot, Tass regarda au fond du couloir. Tendant un index humecté de salive, il testa la circulation de l’air et détermina le nord. À l’autre bout du couloir, face à leur cachot, il distingua une grosse porte de fer, légèrement entrebâillée. Il dressa l’oreille. Des voix et des gémissements étouffés lui parvinrent.

C’est une autre partie des oubliettes, décida le kender, fort de son expérience. Le geôlier laisse la porte entrouverte pour surveiller les bruits.

— Tu as raison, Tika, chuchota-t-il. Nous sommes enfermés provisoirement dans ce cachot, en attendant mieux. Je vais parler à Berem.

— Non, Tass, je crois qu’il vaut mieux.

Mais il n’écoutait plus. Après un coup d’œil au geôlier, il se traîna vers Berem avec l’idée de lui recoller la barbe. Il allait tendre une main quand l’Éternel poussa un grognement et lui sauta dessus.

Surpris, Tass tomba à la renverse en poussant un cri. Berem passa par-dessus le kender en braillant et se jeta contre la grille de la cellule.

D’un bond, Caramon fut debout. Le geôlier aussi.

Caramon toisa d’un regard courroucé le kender étendu par terre.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Mais rien, Caramon, je te le jure ! Il est cinglé !

Berem semblait bel et bien avoir perdu la raison. Au mépris de la douleur, il se jeta de toutes ses forces contre les barreaux pour les briser. Comme il n’y parvenait pas, il essaya de les tordre.

— J’arrive, Jasla ! cria-t-il. Attends-moi ! Pardonne…

Le geôlier cria quelque chose.

— Il a appelé les gardes ! grommela Caramon. Il va falloir calmer Berem. Tika…

La jeune fille prit l’Éternel par l’épaule. D’abord sourd à ses paroles apaisantes et à ses cajoleries, il finit par l’entendre, cessant de s’en prendre aux barreaux de la grille. Sa barbe était tombée sur le sol et du sang coulait sur son front.

Un cliquetis, à l’étage supérieur, annonça l’arrivée des gardes que le geôlier avait appelés à la rescousse. Tass glissa la fausse barbe dans sa poche, espérant qu’ils ne se souviendraient pas de l’apparence initiale de Berem.

Tika continua à l’apaiser en lui racontant tout ce qui lui passait par la tête. Il semblait ne rien entendre, mais il était beaucoup plus tranquille.

Deux draconiens arrivèrent devant la cellule.

— Qu’est-ce que ça signifie ? fit Caramon d’un ton furieux. Vous m’avez enfermé avec un animal enragé ! Il a essayé de me tuer ! Je demande à être changé de cellule !

Tass capta le geste de connivence que Caramon fit à son intention. Il se prépara à jouer le rôle qu’imposerait la situation. Tika était sur le qui-vive. Un hobgobelin et deux gardes… Ils avaient eu affaire à pire !

Les draconiens et le geôlier se regardèrent, hésitants. Tass imaginait sans peine ce qui se passait dans l’esprit obtus du hobgobelin. Si ce grand officier était un protégé de la Dame Noire, il lui en cuirait de l’avoir laissé massacrer dans sa cellule.

— Je vais chercher les clés, marmonna-t-il en se dirigeant vers le poste de garde.

Les deux draconiens échangèrent dans leur langue des propos apparemment peu amènes sur le geôlier. Caramon en profita pour attirer l’attention de Tika et de Tass. Des deux mains, il imita des têtes frappant l’une contre l’autre. Tass plongea la main dans sa poche et la referma sur son petit couteau. Grâce à Caramon, la fouille avait été habilement écourtée. Tika poursuivit ses injonctions incantatoires pour rassurer Berem.

Le geôlier décrochait du mur le trousseau de clés quand une voix se fit entendre en haut de l’escalier.

— Qu’est-ce que tu veux ? grogna le hobgobelin, énervé.

— C’est moi, Gakhan, répondit la voix.

Une silhouette encapuchonnée suivie de deux gardes descendit l’escalier et passa devant le geôlier, vert de peur. Les deux draconiens s’étaient tus.

Tass se mordit les lèvres. La silhouette encapuchonnée était aussi celle d’un draconien. Un de plus ! Mais c’était peut-être bon pour Caramon…

Le nouveau venu prit une torche et la tint devant la grille de la cellule.

— Sors-moi d’ici ! cria Caramon en donnant un coup de coude à Berem.

Le draconien passa sa main griffue à travers les barreaux et saisit Berem par la chemise. Tass jeta un coup d’œil désespéré à Caramon. Le grand guerrier était pâle comme la mort.

D’un coup de griffes, le draconien arracha la chemise de Berem. L’émeraude enchâssée dans sa poitrine étincela à la lueur de la torche.

— C’est lui, dit tranquillement Gakhan. Ouvrez !

Le geôlier s’exécuta en tremblant comme une feuille. Un garde le bouscula, les autres se ruèrent dans la cellule. Caramon reçut un coup sur la tête qui l’envoya rouler par terre. Un garde s’empara de Tika.

Gakhan pénétra dans la cellule.

— Tuez-les, ordonna-t-il en montrant Caramon, Tika et Tass. (Il posa la main sur l’épaule de Berem) J’emmène celui-là chez Sa Noire Majesté. Ce soir, c’est nous qui avons gagné, dit-il d’un air triomphant aux trois compagnons.

À l’étroit dans son armure d’apparat, Tanis attendait en compagnie de Kitiara dans une vaste antichambre de la Salle du Conseil. Rassemblés autour d’eux, les hommes de Kitiara évitaient les spectres en armure du seigneur Sobert, qui faisaient partie de sa suite. Malgré la chaleur étouffante, des chevaliers fantômes dégageaient un froid glacial décourageant quiconque aurait voulu s’approcher.

Tanis sentit les yeux de Sobert se poser sur lui. Il tressaillit. Kitiara lui adressa un de ces sourires qu’il trouvait jadis irrésistibles.

— Tu t’habitueras à eux, lui dit-elle.

Elle tapota-nerveusement la garde de son épée.

— Dépêche-toi, Akarias, murmura-t-elle.

Tanis regarda au-delà de l’arcade sous laquelle ils passeraient quand leur tour serait venu : la Salle du Conseil de Takhisis, la Reine des Ténèbres, avait des proportions qui rabaissaient le visiteur au rang d’insecte rampant.

Quatre trônes avaient été dressés pour les quatre Seigneurs des Dragons, autour desquels se masseraient bientôt leurs troupes. Un serpent géant sculpté dans le marbre occupait le centre de la salle. Sa tête était reliée par une passerelle à une porte ouvrant sur la roche. Le trône du seigneur Akarias, légèrement plus haut que les autres, comme il sied à un « empereur », se trouvait face à la tête du serpent.