La niche du bout de la passerelle attira le regard de Tanis. Les ténèbres qui l’habitaient semblaient douées de vie. Le souffle qui y puisait était si intense que le demi-elfe finit par détourner les yeux. Il devina sans peine qui prendrait place là.
Tout autour du dôme, les dragons s’étaient massés derrière leurs maîtres. Nuage, le cracheur de feu de Kitiara, dardait des yeux haineux sur le trône d’Akarias.
Le gong retentit. Les troupes d’Akarias, vêtues de rouge, entrèrent dans la salle et prirent place au pied du trône de leur seigneur.
Sa cape rouge flottant sur son armure noire, Akarias fit son entrée. Il portait une couronne de pierreries aux reflets sanglants.
— C’est la Couronne du Pouvoir, murmura Kitiara avec une telle avidité que Tanis en fut chaviré.
— Celui qui porte la Couronne est celui qui règne. C’est écrit.
Le seigneur Sobert venait de parler. Tanis se raidit comme si la main squelettique l’avait pris au collet.
Frappant leurs épées contre leurs boucliers, les troupes d’Akarias lui firent une longue ovation. Kitiara grogna d’impatience. D’un geste, Akarias demanda le silence. Le chef suprême des seigneurs draconiens se tourna respectueusement vers la grande niche, et d’un geste condescendant, invita Kitiara à entrer dans la salle.
Il y avait tant de haine et de mépris sur ses traits que Tanis la reconnut à peine.
— Oui, messire, siffla-t-elle, les yeux brillants. C’est celui qui porte la Couronne qui règne. C’est écrit… dans le sang ! Va me chercher la femme elfe ! ordonna-t-elle à Sobert.
Le seigneur fantôme s’inclina et sortit de la pièce, flanqué de ses spectres. Tanis saisit Kitiara par le bras.
— Tu m’as fait une promesse ! dit-il.
Kitiara se libéra de son étreinte et posa sur lui un regard hypnotique.
— Écoute-moi, Demi-Elfe, dit-elle d’une voix tranchante. Je n’ai qu’un seul but : la Couronne que porte Akarias. C’est pour cette raison que j’ai capturé Laurana ; pour moi, elle ne signifie rien d’autre. Je la livrerai à Sa Majesté, comme je l’ai promis. La Reine me récompensera, et j’aurai la Couronne. Puis elle ordonnera d’emmener la femme elfe dans les Chambres de la Mort, sous le temple. Je me moque de ce qu’il adviendra d’elle, aussi je te la confierai. Quand je te ferai signe, rejoins-moi. Je te présenterai à la Reine. Et je lui demanderai une faveur : que ce soit toi qui accompagnes l’elfe à la mort. Si tu lui plais, elle te l’accordera. Tu pourras emmener Laurana où tu voudras, elle sera libre. Mais je veux ta parole d’honneur, Tanis Demi-Elfe, que tu reviendras auprès de moi.
— Je le jure, dit-il sans ciller.
Kitiara sourit. Sa beauté était de nouveau tellement radieuse que Tanis se demanda comment elle avait pu paraître si cruelle. Elle lui caressa la barbe.
— J’ai ta parole d’honneur. Pour beaucoup, cela ne signifie rien, mais je sais que tu la tiendras. Un dernier avertissement, Tanis. Tu dois convaincre la Reine que tu es un loyal serviteur. Elle est extrêmement puissante ! C’est une déesse, ne l’oublie pas ! Elle voit dans ton cœur et dans ton âme. Un geste déplacé, un mot qui sonne faux, et elle te détruira. Je ne pourrai rien y faire. Si tu meurs, Lauralanthalasa mourra aussi !
— J’ai compris, souffla Tanis, pris de sueurs froides.
Une sonnerie de trompettes retentit.
— Le signal ! C’est à nous ! dit Kitiara en mettant son heaume. Vas-y, Tanis, prends la tête de ma suite. J’entrerai la dernière.
Resplendissante dans son armure d’écailles de dragon bleues, elle observa d’un air hautain Tanis et ses troupes, qui s’engageaient sous l’arcade.
La foule acclama l’apparition de la bannière bleue. Du haut de son perchoir, Nuage poussa un mugissement de triomphe. Conscient des milliers d’yeux fixés sur lui, Tanis s’efforça de garder la tête froide pour ne pas perdre de vue son objectif. Derrière lui, les troupes de Kitiara martelaient le sol d’un pas cadencé.
Tanis arriva au pied du trône, où il s’arrêta comme convenu. Les acclamations diminuèrent. La foule attendait l’arrivée de Kitiara.
Elle resta un instant dans l’antichambre pour créer le suspense. Du coin de l’œil, elle aperçut le seigneur Sobert qui revenait avec sa garde, chargée d’un corps enveloppé d’un drap blanc. Le regard bouillant de Kitiara rencontra les yeux orange du spectre. Ils s’étaient compris.
Le seigneur Sobert s’inclina.
Kitiara sourit et pénétra dans la salle sous un tonnerre d’applaudissements.
Étendu sur le sol glacé de la cellule, Caramon luttait pour ne pas sombrer dans l’inconscience. La douleur commençait à s’estomper. Le coup qu’il avait reçu sur son casque lui avait évité d’être assommé.
Ne sachant quel parti prendre, il feignit l’inconscience. Pourquoi Tanis n’était-il pas à son côté ? se demanda-t-il, maudissant sa lenteur d’esprit. Le demi-elfe aurait eu une idée, il aurait trouvé quelque chose à faire. Il n’aurait jamais dû me laisser cette responsabilité !
Cesse de te plaindre, pauvre idiot ! Le sort de tes amis dépend de toi ! Avec un effort, il aurait pu croire que Flint était revenu l’engueuler ! Et tout cela n’était que trop vrai, il fallait qu’il fasse de son mieux ! Ou plutôt, tout ce qui était en son pouvoir !
Il entrouvrit les paupières. Un garde draconien était assis devant lui, le dos tourné. Caramon ne voyait ni Berem ni le draconien appelé Gakhan. S’il parvenait à assommer les deux gardes, il y laisserait la vie, mais Tass et Tika pourraient s’enfuir avec Berem.
Bandant ses muscles, Caramon se prépara à passer à l’attaque. Un cri abominable le stoppa. C’était Berem ; il était dans une telle rage que le grand guerrier se redressa, oubliant de feindre l’inconscience.
Son sang se glaça dans ses veines. Berem saisit Gakhan et le souleva de terre. Le draconien se débattait comme un beau diable, mais l’Éternel le jeta contre le mur de pierre. La tête de Gakhan explosa comme une coquille d’œuf. Avec des grognements rageurs, Berem continua à cogner le corps contre le mur jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une masse informe dégoulinant de sang vert.
Personne ne fit un geste. Tass et Tika restèrent pelotonnés l’un contre l’autre, terrifiés par le spectacle. Tandis que les draconiens regardaient, hypnotisés, le cadavre de leur chef, Caramon essayait de comprendre ce qui était arrivé.
Berem laissa tomber le corps sur le sol et se tourna vers les compagnons sans les reconnaître. Il a complètement perdu la raison, se dit Caramon. Les mains de l’Éternel étaient couvertes de sang vert, ses yeux dilatés par la folie, sa bouche écumante de salive. Réalisant que son bourreau était mort, il revint peu à peu à lui et reconnut Caramon.
— Elle m’appelle ! murmura-t-il d’une voix rauque.
Il se précipita dans le couloir, renversant au passage le draconien qui tentait de l’arrêter. Sans regarder en arrière, il claqua la porte de fer, qui faillit sortir de ses gonds.
Ils entendirent l’écho de ses cris résonner dans le couloir.
Les draconiens s’étaient ressaisis. L’un fonça dans l’escalier pour appeler à l’aide.
La réponse ne se fit pas attendre. Des crissements de griffes et des cliquetis d’armes leur parvinrent du sommet des marches. Le hobgobelin se réfugia dans le poste de garde et s’époumona à appeler la troupe.
Le garde s’était relevé, mais Caramon aussi ; l’action, ça le connaissait. Il saisit le draconien par le cou et le propulsa dans les airs. Le soldat retomba sur le sol, inerte. Tandis que le draconien se pétrifiait, Caramon lui prit son épée.