— Je regrette tant, Tika, dit-il, la gorge serrée ; pardonne-moi, Caramon. J’ai essayé, j’ai vraiment fait mon possible…
Le dos appuyé à la porte, Tass pleurait en silence, attendant que les ténèbres l’enveloppent.
Tanis était pétrifié.
Il n’espérait plus qu’une chose : qu’un dieu miséricordieux le foudroie aux pieds de la Reine Noire. Les ténèbres se dissipèrent ; elle avait tourné ses regards ailleurs.
Tanis se releva, rouge de honte. Il n’osait pas poser les yeux sur Laurana, ni affronter la colère de Kitiara.
Mais le demi-elfe était pour l’instant le cadet de ses soucis. Elle goûtait son heure de gloire. Tous ses projets étaient en train de se réaliser. Tanis se dirigea vers Laurana pour l’emmener. Kitiara lui barra le passage et le fit reculer. Puis elle se plaça devant lui et interpella la Reine :
— Je voudrais récompenser le serviteur qui m’a aidé à capturer la femme elfe. Le seigneur Sobert a demandé que lui soit accordée l’âme de Lauralanthalasa, pour le venger de l’elfe qui lui a jadis jeté un sort. Étant condamné à vivre éternellement dans les ténèbres, il demande qu’elle partage son sort par-delà la mort.
— Non ! s’écria Laurana, terrifiée. Non !
Jetant autour d’elle des regards éperdus, elle cherchait un moyen de s’échapper. Puis elle se tourna vers Tanis. Le demi-elfe, blanc de colère, ne la voyait plus. Il rivait sur l’humaine un regard flamboyant.
Regrettant de s’être laissée aller, Laurana se jura de mourir plutôt que de montrer quelque faiblesse. Elle redressa la tête, de nouveau parfaitement maîtresse d’elle-même.
Les paroles de Kitiara avaient eu l’effet d’un coup de fouet sur Tanis.
— Tu m’as trahi ! Cela n’a jamais fait partie de notre accord !
— Tais-toi ! ordonna Kitiara à voix basse. Tu vas tout faire échouer !
— Mais que…
— La ferme !
— Ton présent est le bienvenu, Kitiara, dit la voix surnaturelle. Je t’accorde les faveurs que tu réclames. L’âme de la femme elfe sera octroyée au seigneur Sobert, et le demi-elfe servira dans notre armée. Qu’il dépose son épée aux pieds d’Akarias en signe d’allégeance.
— Parfait ! Vas-y ! ordonna Kitiara.
Tous les yeux convergèrent sur le demi-elfe. Dérouté, il ne savait plus où il en était.
— Quoi ? Mais tu ne m’as jamais parlé de rien ! Que dois-je faire ?
— Monter sur le trône d’Akarias et déposer ton épée à ses pieds. Il la prendra et te la rendra, ce qui marquera ton engagement dans l’armée draconienne. C’est un rituel, rien de plus. Mais cela me fera gagner du temps.
— Du temps pour quoi ? Qu’est-ce que tu mijotes ? fit-il en lui saisissant le bras. Tu aurais pu me le dire…
— Écoute, Tanis, moins tu en sauras, mieux cela vaudra, répondit-elle avec un sourire destiné à donner le change à l’assistance.
De ricanements et des plaisanteries égrillardes saluèrent ce qui semblait une querelle d’amoureux.
— N’oublie pas que la femme elfe est entre mes mains, chuchota Kitiara avec un regard entendu sur sa prisonnière. Ne fais rien d’inconsidéré.
Tremblant de rage, la tête en feu, Tanis descendit de la passerelle sous les murmures de la foule. Quand il atteignit le parterre, la tête lui tournait. Sans avoir la moindre idée de ce qu’il pourrait faire, il marcha vers le trône d’Akarias.
Les gardes d’honneur du seigneur lui semblèrent sortir tout droit d’un cauchemar. Devant cette haie de monstres, il posa le pied sur la première marche, pénétrant dans un brouillard d’où émergeait un homme puissant et majestueux : Akarias, le chef des armées draconiennes. Sa couronne était le point de mire de la salle. Ébloui par son éclat, Tanis cligna des yeux.
Kitiara l’avait-elle trahi ? Tiendrait-elle sa promesse ? Tanis, qui en doutait, se maudissait lui-même. Une fois de plus, il était tombé dans ses filets, car il avait été assez bête pour la croire. C’était elle qui tirait les ficelles. Lui, que pouvait-il faire ?
Une idée lui traversa l’esprit si subitement qu’il marqua un temps d’arrêt sur la deuxième marche. Pour sauvegarder les apparences, il continua à monter d’un pas assuré. À mesure qu’il se rapprochait d’Akarias, son idée se faisait plus précise.
« Le pouvoir est à celui qui possède la Couronne ! Tue Akarias et prends la Couronne ! C’est simple ! » lui dictait une voix intérieure.
Il n’y avait personne autour du trône d’Akarias. Ni sur les marches. L’homme était si sûr de lui, si imbu de son pouvoir, qu’il pouvait se passer de gardes du corps.
Le cerveau de Tanis se déchaîna. Kitiara est prête à vendre son âme pour posséder cette Couronne. Si c’est moi qui l’ai entre les mains, Kitiara sera en mon pouvoir ! Je libérerai Laurana et nous fuirons ensemble ! Dès que nous serons en sécurité, je lui expliquerai tout. Je vais dégainer mon épée, mais au lieu de la poser à ses pieds, je la lui passerai au travers du corps. La Couronne en main, personne n’osera me toucher !
Tanis tremblait d’excitation. Il dut faire un effort pour retrouver son calme. De peur de trahir ses intentions, il évita de regarder Akarias.
Plus que cinq marches à gravir, et il serait devant lui. La main serrée sur la garde de son épée, il avait repris son contrôle. Il leva les yeux sur le seigneur ; ses nerfs faillirent lâcher. Toute expression avait été gommée de ce visage, qui n’exprimait plus qu’une ambition dévorante, nourrie par la mort de milliers d’innocents.
Akarias regardait Tanis avec un mélange d’ennui amusé et de mépris. Son regard se porta sur Kitiara ; ce qui le préoccupait était autrement plus important que le demi-elfe. Comme un joueur examinant la position de ses pions sur un damier, il réfléchissait.
Soulevé de répulsion et de haine, Tanis commença à tirer son épée. Même si sa tentative de libérer Laurana échouait, même s’ils y laissaient tous deux la vie, il aurait au moins accompli un acte salutaire en débarrassant le monde du commandant suprême des armées draconiennes.
Au frottement de la lame contre le fourreau, Akarias posa les yeux sur Tanis. Le demi-elfe se sentit mis à nu par ce regard, qui le brûlait comme un charbon ardent. La révélation tomba sur le demi-elfe comme la foudre. Il vacilla en attaquant la dernière marche.
Cette aura surpuissante qu’irradiait l’homme ! Akarias… était un magicien !
Quel idiot j’ai été ! se dit Tanis. À présent, il distinguait le mur protecteur qui scintillait autour du seigneur. Évidemment, il n’avait pas besoin de soldats ! Dans une foule pareille, Akarias ne pouvait faire confiance à personne. Il se servait de ses pouvoirs magiques pour se protéger !
Le seigneur draconien était maintenant sur ses gardes. Son regard froid et calculateur en témoignait.
Le demi-elfe était bien obligé de s’avouer vaincu.
« Frappe, Tanis ! N’aie pas peur de sa magie ! Je suis avec toi ! »
Ses cheveux se dressèrent sur sa tête. La voix n’était qu’un chuchotement, mais d’une clarté telle que Tanis crut sentir un souffle contre son oreille.
Hormis Akarias, il n’y avait personne près de lui ! Trois marches à gravir, et le cérémonial serait terminé ! Le voyant hésiter, Akarias fit un geste péremptoire, pressant Tanis de poser son épée à ses pieds.
D’où vient cette voix ? se demanda le demi-elfe. Son attention fut attirée par une silhouette proche de la Reine des Ténèbres. Elle lui rappela vaguement quelque chose. La voix émanait-elle de cette forme sombre ? Mais la silhouette ne bougeait pas. Fallait-il l’écouter ?
« Frappe, Tanis ! » chuchota de nouveau la voix. « N’attends pas ! »
En nage, Tanis sortit son épée du fourreau. Akarias lui faisait face. Le mur magique qui le protégeait scintillait comme un arc-en-ciel de gouttes d’eau.