Выбрать главу

Un formidable éclair déchira le voile de brume grise, qui révéla un spectacle d’apocalypse. D’épais nuages noirs tournoyaient dans les hurlements du vent. Des éclairs phosphorescents jaillissaient avec un bruit de tonnerre, emplissant l’air d’une âcre odeur sulfureuse. Les flots rouges se soulevaient en bosses et en gouffres, et d’énormes bulles blanches bouillonnaient à leur surface.

Hypnotisés, les compagnons contemplaient ces terrifiantes manifestations de la nature. Une rafale de vent les prit de plein fouet. Le bateau oscilla ; emporté par le poids du mât rompu livré à lui-même, il fit une embardée. La pluie se mit à tomber, suivie par la grêle qui tambourina sur le pont. Le rideau de brume grise les enveloppa de nouveau.

Sur les ordres de Maquesta, les hommes attachèrent les voiles qui restaient, et s’employèrent à maîtriser le mât brisé qui balayait toute la largeur du pont. À coups de hache, ils le coupèrent et le jetèrent à la mer. Libéré de ce poids incontrôlable, le navire récupéra son aplomb. Malgré une voilure réduite et un mât en moins, le Perechon était capable de faire face au cyclone.

Devant le danger, chacun avait oublié les dragons. Le rétablissement du bateau permettant de souffler un instant, les compagnons tentèrent d’apercevoir quelque chose à travers le voile de pluie.

— Croyez-vous que nous les avons semés ? demanda Caramon.

Il saignait d’une blessure à la tête mais ne semblait pas s’en soucier. Toute sa sollicitude allait à son frère, qui s’était remis à tousser.

Tanis hocha la tête d’un air sombre. Il fit signe aux compagnons de se rassembler autour de lui. Un par un, pataugeant dans les cordages, trempés par la pluie, ils se réunirent autour du demi-elfe. Tous avaient les yeux fixés sur les flots.

Au début, ils ne virent rien. Des marins exultèrent, pensant qu’ils avaient semé les dragons.

Mais Tanis savait que rien au monde ne saurait faire renoncer le seigneur en question. Les cris de joie des marins trop sûrs d’eux se muèrent en jurons quand un dragon bleu, les yeux étincelants de haine, la gueule grande ouverte, apparut entre les nuages gris.

Battant des ailes contre la pluie et la grêle, le monstre était tout près d’eux. Tanis remarqua avec amertume que le « seigneur » n’avait pas d’armes. Kitiara n’en avait pas besoin. Elle capturerait Berem, et le dragon se chargerait de les massacrer. Tanis baissa la tête, malade à l’idée de ce qui les attendait. Tout cela arrivait par sa faute.

Il releva la tête. Il restait encore une chance ! Peut-être ne reconnaîtrait-elle pas Berem ? Elle n’oserait pas s’attaquer à eux, puisqu’elle le voulait vivant.

Tanis se tourna vers le timonier. Alors son espoir prit fin. On aurait dit que tous les dieux s’étaient ligués contre eux.

Le vent avait entrouvert la chemise de Berem. Même à travers la pluie et la grêle, Tanis vit la gemme verte enchâssée dans la poitrine du timonier briller plus intensément que les éclairs. Elle jetait ses feux comme un signal lumineux dans la tempête. Berem ne semblait pas s’en soucier. Il ne voyait même pas le dragon, scrutant les embruns pour conduire le bateau toujours plus avant dans la Mer de Sang d’Istar.

Deux personnes avaient remarqué le scintillement de la gemme. Les autres, sous l’emprise de la terreur des dragons, étaient incapables de détourner les yeux de l’énorme créature. Tanis voyait la pierre verte comme à Pax Tharkas ; le seigneur draconien la distinguait aussi. À l’intérieur du heaume, ses yeux se fixèrent sur le joyau, puis se tournèrent vers Tanis. Deux regards s’affrontèrent.

La bourrasque poussa le dragon, qui fit un écart. Son cavalier ne cilla pas. Tanis lut dans les grands yeux bruns qu’il allait advenir quelque chose de terrible. Le dragon allait piquer et prendre Berem dans ses serres. Le « seigneur » exulterait et il savourerait son triomphe. Ensuite, Kitiara donnerait l’ordre à son dragon de les détruire…

Tanis le lisait dans son regard aussi clairement qu’il y avait vu de la passion quand il la tenait dans ses bras.

Les yeux dans ceux du demi-elfe, le « seigneur » leva sa main gantée. Cela pouvait être aussi bien un signal au dragon qu’un adieu à Tanis. Il n’en sut jamais rien, car à cet instant, une voix retentissante s’éleva, dominant le tumulte de la tempête.

— Kitiara ! cria Raistlin.

Bousculant son frère, il s’élança vers le dragon. Le vent gonflait sa robe rouge, qui tourbillonna autour de lui, et lui arracha sa capuche. La pluie fit luire sa peau aux reflets métalliques ; ses yeux en sabliers brillèrent comme des pépites d’or dans la grisaille brumeuse des éléments déchaînés.

Le seigneur tira si violemment sur la crinière de son dragon qu’il rugit de douleur. Kitiara se raidit, ses yeux s’agrandirent de stupeur en reconnaissant son demi-frère. Caramon avait rejoint son jumeau. Les frères qu’elle avait élevés étaient là, sous ses yeux.

— Kitiara ? fit Caramon d’une voix étranglée, le visage décomposé.

Le regard de la guerrière se posa sur Tanis, puis passa à Berem. Le demi-elfe retint son souffle. Il lut la confusion dans les yeux de Kitiara.

Pour capturer Berem, il faudrait qu’elle tue le frère cadet auquel elle avait appris le métier des armes. Il lui faudrait tuer aussi son jumeau. Sans compter l’homme qu’elle aimait, ou qu’elle avait aimé. Tanis vit le regard de Kitiara se durcir. Il n’y avait plus d’espoir. Elle les tuerait, lui et ses frères. Il se rappela ses paroles : « Si nous capturons Berem, nous aurons Krynn à nos pieds. La Reine des Ténèbres nous récompensera au-delà de nos espérances ! »

Kitiara fit signe à sa monture et lâcha sa crinière. Nuage poussa son cri bestial et se prépara à piquer. Mais le moment d’atermoiement de la guerrière s’avéra désastreux. Berem, pris par le pilotage du navire, l’avait conduit au cœur du tourbillon. Le vent hurla de plus belle dans le gréement, les vagues s’écrasèrent contre la coque. La pluie redoubla et des grêlons commencèrent à s’empiler sur le pont du navire.

Le dragon se trouvait en difficulté. Les rafales le déportaient. Nuage battait frénétiquement des ailes pour reprendre son équilibre. Mitraillé par la grêle, il avait perdu le contrôle de son vol. Seule l’indomptable volonté de sa cavalière l’empêcha de sombrer dans la tempête. Kitiara le ramena à temps dans une zone plus calme.

Tanis la vit gesticuler en direction de Berem. Obéissant, Nuage s’efforça de se rapprocher du timonier.

Pris dans une nouvelle rafale, le Perechon fit une embardée. Une lame déferla sur le bateau, noyé sous l’écume blanche, et envoya les hommes rouler sur le pont. Le navire prit de la gîte. Chacun s’agrippa à ce qu’il avait sous la main pour ne pas passer par-dessus bord.

Berem se battait avec la barre qui lui échappait sans cesse. Des voiles se déchirèrent, des marins tombèrent à l’eau en hurlant. Puis le bateau se cabra, sa coque craquant sous l’effort. Tanis leva les yeux vers le ciel.

Kitiara et son dragon avaient disparu.

Délivrée de la terreur des dragons qui la tétanisait, Maquesta passa à l’action, plus décidée que jamais à sauver son navire. Allant et venant pour être partout à la fois, elle cria des ordres à l’équipage, bousculant Tika, qui se trouvait sur son chemin.

— Vous, les vers de terre, descendez ! cria-t-elle avec fureur à Tanis. Ne restez pas dans nos jambes ! Emmène tes amis dans l’entrepont ! Allez dans ma cabine !

Comme un somnambule, Tanis s’exécuta. Les compagnons descendirent dans l’entrepont.

Le regard halluciné que Caramon jeta à Tanis en passant lui transperça le cœur. La lueur des yeux dorés de Raistlin le brûla comme une flamme. Tremblants de froid, dégoulinants de pluie, les compagnons s’entassèrent dans l’étroite cabine.