— A l’instant, dit le préposé. Il m’a téléphoné voici une heure qu’il devait partir et il a envoyé quelqu’un pour régler sa note et chercher ses valises.
Bon, tout s’éclaire comme dans un studio au moment où on va tourner la scène des illuminations.
Des mecs s’intéressaient aux bagages de Van Boren… Qu’y cherchaient-ils ? Les diams ? C’est probable…
— Comment était la personne qui est venue récupérer les colis ?
L’employé de l’hôtel paraît un peu surpris par mes questions. L’intérêt que je manifeste brusquement pour mon ex-voisin de chambre le trouble et même l’inquiète un tantinet.
J’y vais de ma grande tirade, celle qui fait dresser les cheveux sur la tête d’Armand Salacrou.
Furtivement je lui montre ma carte de police et je lui glisse dans la pogne le ticket de cent balles que j’ai laissé choir tout à l’heure.
— Mordez un peu, vieux…
Ses cils farineux battent désespérément, comme les ailes d’un papillon à la lumière. Une averse grisâtre s’abat sur le registre des entrées.
— La po… po…, murmure le digne officier de hussards.
— Oui, dis-je, mais ça n’est pas la peine d’en faire une attaque, mon grand…
Afin de le finir, j’ajoute :
— Vous lirez dans votre canard habituel que M. Van Boren a été assassiné ce matin, après avoir quitté l’hôtel…
— C’est pas po… po…
— Hélas si, on est peu de chose, mon pauvre Popo, comme dit une vieille dame que j’aime beaucoup : la mort, c’est la vie !
Je change de ton.
— C’est à cause de ça qu’il me faut rapidement les tuyaux demandés. Comment était l’homme venu récupérer les bagages ?
Le gars n’hésite plus.
— Grand, avec un imperméable…
Je complète :
— Un chapeau gris, rond, et une moustache blonde ?
— Mais oui ! Vous le connaissez ?
— Pas encore, mais ça se précise… Dites, j’aimerais jeter un coup d’œil à la chambre qu’occupait votre malheureux client.
— On est en train de la faire…
— Aucune importance.
Je m’engage dans l’escadrin et je drope jusqu’au 26.
Une gonzesse à l’air abruti, drapée dans une blouse bleu pervenche, promène un aspirateur sur la carpette.
Elle me regarde entrer exactement comme si j’étais à moi seul la grande parade de Barnum.
Je lui souris (comme dirait l’abbé Jouvence) et lui conseille de ne pas se déranger pour moi. Puis je vais à l’armoire et j’ôte le tiroir après quoi est épinglé le reçu du paquet de fruits confits.
Il faut dire plutôt après quoi « était » épinglé le reçu, car il ne s’y trouve plus.
— Vous n’avez pas touché à ce tiroir ? je questionne.
Elle renifle une stalactite qui lui pend harmonieusement au tarin.
— Non…
Je me gratte la calebasse.
— Un monsieur est venu chercher les bagages qui se trouvaient ici, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Est-il resté seul ?
— Non… Je suis venue…
— Il a regardé le tiroir ?
— Il a regardé partout…
C’est bien ce que je pensais. Conclusion, les gnaces qui s’intéressent aux cailloux (hibou, joujou, chou, genou) savent qu’un lacsonpem a été posté à la nouvelle veuve… Vu la façon dont Jef avait planquouzé le reçu, ils se doutent qu’il s’agissait d’un envoi important !
Je souris à la déesse-à-l’aspirateur et je me taille.
Le préposé a dû mettre ses collègues au parfum de mon identité car on me regarde passer avec dévotion.
Je retourne à lui.
— Dites-moi, cher camembert à roulettes, Van Boren avait-il l’habitude de descendre ici ?
— Non, c’est la première fois…
— Vous le connaissiez ?
— De nom. Son grand-père…
— A été bourgmestre, je sais.
Je réfléchis un brin.
— Vous n’aviez jamais vu l’homme qui a enlevé les bagages ?
— Non, jamais…
— Vous ne voyez rien à me signaler à son sujet ?
Il ne comprend pas tout de suite et cette incompréhension se lit dans ses yeux myopes comme la choserie humaine sur une affiche électorale. Je précise :
— Il n’avait pas un signe particulier quelconque ?
— Oh ! non…
— Enfin, il vous a paru normal, oui ?
Cette fois, il réalise avec précision ma question.
— Il avait des yeux curieux, dit-il.
— Qu’appelez-vous curieux ?
— Très clairs, sans expression… Des yeux inquiétants… Et puis aussi un accent… Un accent allemand, je crois bien.
Mais il devient passionnant lorsqu’il s’échauffe, le général haïtien !
— Bravo ! c’est très intéressant. Si vous pensez à d’autres détails, notez-les sur un bout de papier. Allez, ciao !
Dans l’entrée, un groom d’âge canonique, les bras croisés, joue à l’exécution du maréchal Ney. Il est rigide comme un dogme protestant et glabre comme un pain de gruau.
— Dites donc, fais-je.
Il soulève son bitos et se fait déférent.
— Tout à l’heure, un monsieur est venu chercher des bagages : un grand avec un imper et un chapeau rond, vous voyez ?
— Très bien, monsieur, c’est moi qui ai porté les valises dans la voiture…
— Parce qu’il avait une voiture ?
— Un taxi, monsieur.
— Un taxi…
Quand je suis perdu dans mes pensées, je joue à l’écho, ça me laisse le temps de gamberger.
— Oui, monsieur.
Il me vient une idée. Une idée peut-être absurde, et peut-être valable… Je me dis que Liège est une ville somme toute assez petite et que les portiers d’hôtel doivent connaître au moins de vue la plupart des chauffeurs de taxi.
— Par hasard, je murmure, vous ne connaîtriez pas le conducteur du taxi en question ?
Il sourit.
— C’est un ami à moi, dit-il : Kee Popinge.
Je retiens un soupir qui, exhalé plus violemment, plaquerait mon interlocuteur contre le mur.
Bien… Très bien…
CHAPITRE VII
Ô DÉSESPOIR !
Le vieux portier a une bouche qui ressemble à celle de ces personnages sculptés dans du bois pour agrémenter des bouchons chez les particuliers qui ont le sens artistique plus développé que le cervelet. Il n’y a pas besoin d’avoir fait les Hautes Etudes politiques pour piger que ma joie le surprend quelque peu.
Comme j’ai toujours eu le pourliche facile, je placarde un gros bif dans sa demi-livre avec os.
— Il me faut l’adresse de votre pote le chauffeur, affirmé-je.
— Il habite rue Sainte-Gudule, dit-il, juste au-dessus de la crémerie. Je ne me souviens pas du numéro, mais vous ne pouvez pas vous tromper, car il n’y a qu’une crémerie dans la rue.
« Dites-lui que vous venez de la part de Maximilien… »
Il est fier de son pré-blaze comme d’un brevet de pilote à réaction.
— Ça boume, merci !
— C’est moi qui vous remercie…
J’appelle une tire en vadrouille et lui demande de me conduire rue Sainte-Gudule. Le conducteur se fend le pébroque et m’explique que c’est la rue voisine. Comme elle est à sens unique il faudrait même plus de temps pour s’y rendre en bahut.
J’allonge donc mon compas jusqu’à la crémerie citée plus haut et je demande à la marchande de laitages, qui justement prend le frais sur le pas de son estanco, à quel étage crèche M. Popinge…