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Je voudrais bien m’en approcher, mais c’est assez coton…

Je remarque que les waters se trouvent à proximité. Nonchalamment je m’y rends, la main à la braguette, pour bien signifier l’innocence de mes intentions. Une fois dans les urinoirs, j’arnouche vachement par-dessus le mur. Le toit des gogues fait une avancée et mon manège ne risque pas d’attirer l’attention. Je remarque que chaque wagon est plombé. Ils portent, sur leurs parois, des feuilles imprimées. Je m’écarquille les roberts pour tenter de déchiffrer ce qu’il y a d’écrit dessus, mais je n’ai pas des yeux d’aigle, tout ce dont je m’aperçois, c’est que c’est de l’italien. Le mystérieux tortillard vient de passer les Alpes. Bourgoin est le point prévu pour le changement de locomotive, certainement.

CHAPITRE III

L’arrivée d’un autre train interrompt ma contemplation. C’est un train de voyageurs cette fois. Il ratisse les braves terreux qui se branlaient les cloches sur le quai. Maintenant, excepté mon convoi, il n’y a plus personne dans le secteur. Les employés coltinent quelques caisses débarquées du dernier train, puis quittent la gare pour aller boire un glass à l’un des bistros faisant l’angle de la place.

Je me dis que ça ne sert à rien de regarder ces deux wagons. Je sais comment ils sont faits, et je sais aussi comment sont fringués les costauds de l’armée du Reich qui les gardent.

Je m’apprête à boucler lorsque mon attention — toujours en éveil — est attirée par l’arrivée d’un voyageur.

Si ce type n’est pas le frangin de mon Polak d’hier, moi, je suis un bâton de réglisse. J’ai jamais vu deux frelots se ressembler de cette façon, et pourtant ils ne sont pas jumeaux, car celui-ci est beaucoup plus vieux que l’autre. Mais il est bien de la même couvée : c’est bien le même nez de rapace, les mêmes tifs incandescents, les mêmes yeux tristes et flous…

Il tient une petite valoche à la main et il vient du côté du train remisé. Il regarde attentivement, trop attentivement même en direction des Frisés, si bien que l’officier qui discute le bout de gras avec l’un des convoyeurs s’interrompt pour le fixer d’un air plein de suspicion. Le Polonais s’en aperçoit et, pour se donner une contenance, vient à l’urinoir, ce qui prouve que les grandes idées se rencontrent toujours.

Il pénètre dans l’édicule et a un haut-le-corps en me voyant.

Je pose mon index sur mes lèvres.

— Vous parlez français ? questionné-je, dans un souffle.

Il fait un signe affirmatif et me bigle comme si j’étais la réincarnation de Mahomet.

— Vous êtes Polonais, dis-je… Je suis au courant, les tortues… Hier j’étais en compagnie de votre frère lorsqu’il a été descendu.

— Ainsi il est mort ? soupire-t-il.

— Oui.

— Qui êtes-vous ?

En quelques phrases hachées, je lui raconte dans quelles circonstances j’ai fait la connaissance de feu son cadet. Je lui dis que j’ai déchiffré le message des tortues. Il fronce les sourcils et son nez se courbe davantage encore.

— Vous doutez de moi ? je fais. Vous n’êtes pas psychologue, mon vieux. Qu’est-ce que je foutrais dans ce gaulatorium avec mon crâne rafistolé si je n’étais pas celui que je vous affirme être.

Il approuve du chef.

La confiance lui revient peu à peu.

— Que venez-vous faire ici ? je questionne.

— Faire sauter le train…

Je sursaute :

— Tout simplement ?

— Il le faut bien, puisque le message n’est pas parvenu. Nicolas portait les tortues à la messagère qui devait les emmener à Lyon. Dans notre organisation tout se fait par chaîne, en troïka, comme le système russe, nous nous connaissons trois par trois, ceci afin d’éviter les risques d’aveux.

— Je comprends, le principe est bon, seulement, lorsqu’un maillon casse, ça fout une drôle de panne de secteur.

— Ceux de Lyon auraient dû être prévenus à la première heure, ce matin, afin de pouvoir envoyer un message à Londres pour permettre le bombardement de ces deux wagons, pendant deux heures ils sont immobiles sur une voie de garage, c’est une occasion unique !

— Leur contenu est donc si important ?

— Il l’est formidablement, affirme le Polonais.

Des larmes brillent dans son regard. Il a les mâchoires serrées et ses maxillaires saillent étrangement sous la peau râpeuse des joues.

— Je dois faire sauter ces wagons, répète-t-il avec son accent guttural.

Il ajoute :

— Je mourrai aussi, mais ils sauteront, puisque je suis seul à pouvoir exécuter les ordres.

— Vous avez ce qu’il faut ? dis-je en désignant la petite valise.

— Oui.

— On pourrait faire ça à deux, proposé-je.

Il me regarde d’un air indécis.

— Seul vous n’arriverez à rien, fais-je avec force. Une rafale de mitraillette, vous savez, c’est vite lâché… et vite reçu. Elle est bonne, votre camelote, au moins ?

Il ne comprend pas tout de suite. Je lui explique que c’est des explosifs dont je veux parler.

— Ça fait boum sur simple choc ou bien faut-il un détonateur ?

— Simple choc.

— Faites voir si c’est lourd.

Je la soupèse.

— Bigre, jamais ils ne vous laisseront approcher suffisamment pour que vous puissiez jeter ça sur les wagons…

— J’en ai peur.

— Vous avez une autre idée ?

Il me dit que non. Les idées, ça n’a pas l’air d’être son fort. Il est courageux et c’est tout. C’est le mec qui devait charger à cheval contre les panzers au moment de la campagne de Pologne, mais pour ce qui est du boulot cérébral, il ne serait pas fichu de gagner une partie de dominos à un gosse de la maternelle.

— Attendez, vieux, je sens que chez moi ça fermente. Oui, je tiens le bon bout.

Je regarde autour de moi. Il y a, sur une autre voie annexe, une machine que l’on va atteler au convoi. Auparavant il faut qu’elle aille rejoindre la voie principale, qu’elle la remonte jusqu’au-delà des deux wagons et qu’elle fasse machine arrière après qu’on lui ait donné l’aiguillage de la voie de garage.

D’où je suis, je la vois très bien, cette machine, elle « fait » de l’eau, pour employer le langage technique, j’en connais une portion dans la chose des trains ; comme dit l’autre, j’ai jamais été chef de gare, mais j’ai tout de même été cocu.

— Vous avez un pétard ?

— Un quoi ?

— Un revolver ?

— Oh oui ! fait le Polak.

Ma question le surprend, ce gars-là n’imagine pas que, par les temps qui courent, on puisse envisager de se promener sans arsenal.

— En avez-vous deux ?

— Oui.

— Alors passez-m’en un.

Il obéit sans se faire tirer l’oreille.

— Il s’agit de faire vite. Nous allons aller séparément jusqu’à la machine que vous voyez là-bas, toute seule. Elle se trouve cachée aux yeux des Fritz et des employés par le refuge d’attente situé de l’autre côté des voies. Nous allons faire comme si nous ne nous connaissions pas, vu ?

— Vu !

— Vous ne ferez rien d’autre que les cent pas à proximité de la locomotive jusqu’au moment où je poserai ma main à plat sur le sommet de ma tête, comme ceci. Vous voyez ?

— Je vois.

— Alors, sans perdre un instant, vous attacherez votre valtouze après l’un des tampons de la locomotive. Solidement, manquerait plus qu’elle glisse avant le heurt que j’espère provoquer. C’est compris ?

— C’est compris.