Nous percevons un fracas de verre brisé et un cri.
Cette épaisseur humaine est allée percuter une table supportant un vase de fleurs. Les fleurs sont artificielles, mais pas le vase, non plus que la bosse qui croît et se multiplie sur le crâne de mon dévoué compagnon.
Je me tourne vers le lit et j’y découvre Bolémieux, la barbe pointée au plafond, mort comme jamais un ingénieur ne l’a été, même un ingénieur-Conseil !
Il a les yeux ouverts, la bouche violacée… Il est presque froid…
— Empoisonné, murmure Pinaud.
— Tu crois ?
— Oui. Je veux même te dire la nature du poison… C’est du… Attends, je ne me souviens plus du nom.
Il se découvre, non par respect de la mort, mais pour se gratter le crâne. Il se met à neiger de la pellicule sur son pardessus meurtri.
— Un poison assez rapide…, poursuit ce toxicologue expérimenté. Il n’a presque pas de goût… Tu l’avales, et une heure plus tard tu fais ta crise cardiaque !
L’employé du Terminus est anéanti.
— Guelle hisboire ! se lamente-t-il en reniflant son rhume.
Je l’entreprends.
— Lorsque cet homme est arrivé à l’hôtel, il était quelle heure ?
— Cinq heures du batin à beu brès !
Je regarde Bérurier. Il résorbe son aubergine en appliquant dessus une pièce de cinq francs.
— Cinq heures, lui dis-je, donc il avait déjà vu son type !
Je chope l’employé de l’hôtel par le bras.
— Quand il est arrivé, avait-il une valise ?
— Don !
— Un paquet ?
— Aucun baquet ! il b’a dit : « Je suis jusde de bassage ! »
Misère ! Il n’avait déjà plus les documents ! Je suppose que l’agent étranger l’attendait à la descente du train. Ils sont allés au buffet de la gare régler leurs comptes. Et l’agent lui a réglé le sien complètement… Il ne voulait pas que Bolémieux puisse le décrire. Décidément, cette organisation est fortiche ; très fortiche ! Un peu de poison dans un grand verre de jus de fruit, à prendre entre les repas… Et puis une heure plus tard, bon baiser, à mardi !
— C’est la tuile, hein ? murmure Béru.
Je fouille les fringues du défunt, soigneusement étalées sur un fauteuil. Dans la poche de la veste je découvre un rouleau de bank-notes. Il y a dix mille dollars en grosses coupures… Le salaire de la trahison ! Les types qui l’ont fadé se moquaient pas mal du fricotin…
— Arrivez, dis-je à mes assesseurs. Et vous, mon vieux, lancé-je au mecton enrhumé, prévenez la flicaille du patelin…
Nous taillons en vitesse. Cette fois, c’est sa blague à tabac que Pinaud laisse dans la fermeture de l’ascenseur.
Beaucoup de trèpe au buffet de la gare. J’ai pensé à ça parce que c’est, à trois plombes du mat, le seul endroit où l’on peut boire un godet dans une ville de province…
J’avise une dame à la caisse. À son regard gonflé comme une roue de cinq tonnes, je comprends qu’elle ne s’est pas encore zonée.
Je radine avec ma petite photo et ma bouche en cœur.
— Madame, vous n’auriez pas remarqué deux consommateurs cette nuit, dont l’un serait le barbu que voilà ?
Elle chausse son nez constellé de verrues de lunettes constellées de chiures de mouches. En moins de temps qu’il n’en faut à un derrière de timbre pour avoir sa toilette faite par une langue de postière, elle opine de la tête.
— Si fait, dit-elle, très Régence.
— Comment était l’homme qui l’accompagnait ?
— Ce n’était pas un homme, mais une femme !
Tiens, comme c’est curieux ; je ne m’attendais pas à voir apparaître une femme dans cette histoire à la mords-moi-le-neurographe !
— Comment était cette personne ?
— En grand deuil…
J’ai un pincement dans le sous-sol.
— C’est-à-dire…
— Ben, elle était en noir, avec un chapeau muni d’une voilette…
— Ce qui fait que vous n’avez pas bien vu son visage ?
— Je ne l’ai même pas vu du tout… Ils se sont assis au fond de la salle… Elle me tournait le dos.
— Ils sont demeurés ensemble longtemps ?
— Non. Ils se sont fait servir des consommations… Le monsieur barbu est venu demander si j’avais des cigarettes turques, je pense que c’est la dame qui en voulait…
Ce qu’elle voulait, c’était surtout lui verser la ration de mort-aux-rats.
— Je n’en avais pas, poursuit miss Verrue, qui pense aux fameuses cigarettes turques…
— Ensuite ?
— Ils ont bu et sont partis…
— Quelle était la taille de la dame : grande, petite ?
— Moyenne…
C’est de la précision ou je ne m’y connais pas.
— Je vois… Pas de signes particuliers : elle n’avait pas de jambe de bois, ni de bosse ?
L’autre gonfle, se gondole comme de la tôle ondulée.
— Pas que je susse !
Il n’y a rien à tirer de cette vieille tarterie, même pas une heure d’amour.
Je me retrouve vers les six days men Béru-Pinuche, les super-champions du Bignol’s office. Ces deux merles ont opéré un repli stratégique vers le comptoir et sont en train d’écluser deux muscadets. Comme je m’approche d’eux, furibard, Pinaud, toujours documenté, m’explique :
— Ça lave le rein !
— En attendant, rétorqué-je, c’est la tête que nous allons nous faire laver.
Je les plante devant leur rade pour aller bigophoner au boss.
Si vous entendiez rouscailler le Vieux, vous prendriez des vapeurs.
— San-Antonio, il faut que vous retrouviez ces plans !
— Mais comment, chef ! la piste s’arrête pile… Le bateau lève l’ancre dans une heure et demie… Il y a douze cents passagers dont plus de la moitié a déjà embarqué !
— Alors prenez le bateau !
— Hein ?
— Vous aurez les six jours de la traversée pour découvrir l’agent et lui reprendre ces documents et la maquette ! Il ne faut pas que ceux-ci débarquent à New York.
— Mais, patron, comment pourrais-je prendre le bateau ? Je n’ai ni réservation, ni passeport, ni argent !
— Je vais faire le nécessaire… Vous n’aurez qu’à vous présenter à la passerelle avant le départ, « on » vous attendra…
— Et mes deux hommes ?
— Vous les emmenez, vous ne serez pas trop de trois à bord…
Il paraissait fermement décidé. Je pouvais toujours me l’arrondir si j’espérais le voir changer d’idée.
— Bien, chef…
— Achetez-vous quelques valises afin de faire vrai, vous avez combien sur vous ?
— Une vingtaine de mille francs, je crois…
— Débrouillez-vous…
— J’essaierai, patron…
— Nous correspondrons par sans-fil…
— Bien, chef…
Je raccroche, assez éberlué. D’un pas mou, je rejoins mes pieds nickelés. Ils sont en train de commander leur quatrième muscadet.
— Il est fameux, m’avertit Béru, tu en prends un ?
— C’est pas de refus…
Il lance l’ordre de mission au loufiat et murmure en me regardant en biais :
— Il était mauvais, le Vieux, je le vois d’ici…
— Plutôt…
— Qu’est-ce qu’on va se faire jouer en rentrant…
Pinaud intervient.
— En rentrant, je vous avertis, vous vous débrouillerez seuls avec lui parce que moi je rentre me coucher. Ce n’est pas une vie pour un homme de mon âge ! Surtout que ce soir on fête nos noces d’argent, ma femme et moi… Vingt-cinq ans de mariage : un bail, non ?